Gloire à Mado Moulfol, elle m’excite, cette gonzesse. A ce point non avenue, si proche de l’abstraction ; si dépouillée de la panoplie humaine ! Oui : gloire à sa stupéfiante inertie intellectuelle, à son quasi-effacement physique. Huit cents, mille pages sur le phénomène de la présence absente. Madeleine Moulfol. Deux mots à immortaliser. Qui feront bloc dans nos futurs en dégringolade. Madeleine Moulfol parmi nous, fumée d’être, ectoplasme incertain, projet d’annulation complète. Prions pour elle, pour la réussite de mon livre. Amen.
Elle se remet la bride soutiengorgeale en place, ai-je dit avant que de partir en déconnage contrôlé. Son regard est tout vaporeux, mais un peu gluant cependant, à l’instar (comme on disait à Hollywood) de certains brouillards.
Je te jure qu’il me prend envie d’elle. Un féroce besoin d’embroquer cet être tellement évasif. Copuler dans le flasque, dans le mou et l’indolence. Verger madame d’importance, tenter l’impossible : de lui arracher un frémissement, voire un soupir (pour faire le pont).
Je lui souris. Elle reste lunifiée, grisâtre, soufflée comme ces champignons qui ne sont même pas vénéneux. L’espèce « vesse-de-loup ». Frais, c’est de la barbe à papa ; passé, c’est une aumônière à soufre.
On bouffe en silence, Pinuche et moi. Il rêvasse à sa cousine de Mouillechagatte, je le sais. Un vieux tendeur, Pinuche. Il ressemble à un cintre à habit de teinturerie, en fil de fer noir ; mais pour la bricole, il est pointant, le Débris. Toujours prêt à clapper un frifri ou à fourrer son cigarillo biscornu dans les orifesses à dispose. Un vieux bandant, branlocheur. Gentil, efficace mine de rien. Pas la verte tringlée, que non ! il a pas la baise héroïque. Cavalleria Rusticana, c’est point son style, au vieux crocodile. Il brosse façon pèlerin, Lapinuche. Il est gravisseur dans le coït, chi va piano va longtemps. Rien du fourreur d’élite, à la Béru, qui lime en trombe, en trompe. Lui, c’est la pointe avec sac à dos, alpenstock, passe-montagne. La crampette méthodique. Les dames d’un âge aiment bien. Il voit venir son panard, le Birbe, le distingue dans les lointains de la lonche. Alors il part à sa conquête, coup de reins après coup de reins, la tête en avant, façon gargouille. Il est gothique dans l’amour, mon pote. Nous achevons notre seconde boutanche de Bourgueil lorsque le téléphone sonne. La Mado Moulfol accomplit alors une chose inouise : elle décroche et dit « Allô » d’une voix bellement mourante. Elle écoute un instant, et moi, tu sais quoi ? Je me lève déjà et la rejoins à sa caisse parce que mon cent seizième sens m’a averti que c’était pour moi, ce turlu. Faut dire que je l’attendais, ayant naguère (de Sécession) tubophoné à Bérurier pour lui demander un petit turbin en rapport avec l’enquête. Que, sitôt obtenu le renseignement, il devait m’appeler à l’auberge Saint-Hubert dont je connaissais déjà (j’adore charabiater, ça repose).
Et c’est bel et bien Alexandre-Benoît. La bouche pleine. Des rots à répétition, pas ses tout grands qui font sursauter les foules, mais des biens secs, plutôt ponctuateurs si tu vois ce que je veux dire ?
— Bon, j’ai parvenu à savoir qui qu’c’tait que c’journaliss qu’avait été en Chine av’c le miniss, en 76. T’as de quoi noter ?
— Vous permettez ? dis-je à Mme Moulfol, immobile à sa mignonne caisse.
Je contourne la cage en bois travaillé, panneaux serviette, siouplaît, pour une auberge, cela va de soi. Me voici tout contre Mado, superbe derrière sa voilette de points noirs. Je biche son bloc à additions, son crayon qui dansotte au bout d’un ressort fixé à un socle. Elle me laisse faire.
— Tu es belle ! lui dis-je à l’oreille.
Elle a un léger, un infime vacillement.
Là-bas, le Gravos mastique en virgulant des renvois contre remboursement.
— T’es paré à la manoeuv’, mec ?
— Je t’écoute.
— C’t’un photographe de l’Agence Bêta. Y s’appelle Léon de Hurlevon.
— Encore un particulé, gouaillé-je, on s’explique dans la noblesse, décidément, avec cette histoire.
— Le gazier en question habite 601, rue de Passy. Tu veux son bigophone ?
— Pendant que tu as la bouche ouverte…
Il me le donne, j’inscris.
Repose le crayon qui recommence à trépigner comme un goujon au bout d’une ligne. Ma sinistre main gauche étant libérée, je la pose sur le genou à Mado. Elle la regarde, comme si ça l’intriguait, ce geste hardi ; se demandant pourquoi cette main étrangère fait escale sur son genou.
— Va faire un tour jusqu’à ma bagnole, sous la remise, lui soufflé-je, je te rejoins dans quatre-vingt-dix secondes.
Elle ne bronche pas, m’a-t-elle entendu seulement ? Et qu’est-ce qui me prend de lui parler ainsi, à cette truie malade, je te demande.
Le Gravos clame des « Allô-quoi-merde » dans son téléfon.