— Écoute, Béru, lui dis-je, tu vas essayer de rencontrer ce mec, le photographe de presse. Tu lui demanderas s’il a récupéré le document qu’il avait remis pour décryptage au comte de Bruyère. Si oui, à quel moment, et également la teneur du texte. Tu as bien compris ?
— Yes, sœur ! rétorque le Mastar. Quand t’est-ce que c’est qu’j’te donnerai le résultat ?
— Je passerai à ton domicile dans la soirée.
— Jockey !
Lorsque je raccroche, je m’aperçois que la taulière s’est esbignée. Sûrement pour aller raconter mes privautés à son mari. Ce genre de bonnes femmes se plaint (ou se plaignent si tu es de tempérament plurielliste) toujours des aubaines qui leur échoient.
Pinaud, dont j’ignore quelle mouche tsé-tsé l’a piqué, roupille, les deux coudes sur la table, son chapeau dagobertien incliné bas sur sa face d’ombre. Car Pinuche est un homme d’ombre, comme Béru en est un de lumière.
J’avise le chef en converse avec des clilles nouveau venus : un couple P.-D.G.-secrétaire, lui dans la force de l’âge, elle dans l’âge de la force. Ils sont guillerets des perspectives qui s’ouvrent à eux : bonne bouffe, bonne baise, ensuite ils rentreront chez eux avec la satisfaction de l’adultère accompli. Encore un coup tiré que les Allemands n’auront pas !
Pour lors, il me naît un doute et je quitte la salle à manger pour me rendre au parkinge.
Crois-moi ou cours te faire aimer par les Grecs, mais la tenancière est dans ma chignole.
Elle attend, docile, confiante, prête.
Je lui prends place auprès. Heureusement, le volant est réglable dans ma tire et je peux le placer en position basse, ce qui me laisse plus de latitude pour lui montrer ma longitude, si le cas échéait.
— Pourquoi que vous m’avez demandé de venir ? s’inquiète Madeleine Moulfol.
Et quel tort j’ai d’employer le verbe s’inquiéter, car rien n’est plus serin que sa question, ou plus acquiesceur.
Je la mate. De trois quarts elle est moins possible que de face, cette morue. On s’aperçoit mieux de son manque à plaire. Elle commence à bouffir des contours. Elle suife des joues. Y a du ganglion en instance dans son cou. Les pores de sa peau sont autant de cratères d’où peut jaillir l’Apocalypse.
Je lui aurai fait un sort, hein, dans ce polar de chiotte. Elle m’obsède, me fascine. J’en reveux. Ne peux plus me passer d’elle. C’est le coup de foudre, par le petit bout de la lorgnette, la fascination par l’horreur. Je vais lui consacrer ma vie, ce qui reste, déposer mon reliquat de durée à ses pieds, lui en faire un trône, Mado. Sa fade odeur de femme fadasse me flanque le tournis.
Je lui pose un bras sur l’épaule. L’attire contre moi. Elle résiste pas. Ne résistera jamais, à rien. Défense passive, ou plutôt, défense par passivité. Je lui virgule mon autre main au flipper. J’en aurais une troisième, elle plongerait dans son bustier, tripoter sa mollasse. Elle se laisse manœuvrer, en grande dolente consentante mais surprise.
— Mais qu’est-ce vous voulez ? elle me susurre.
Je la raffole, cette truie putride. Elle m’emporte aux sens. Me chavire complet.
Je lui roule une galoche. Sa bouche a le goût de rien. C’est tiède, c’est sans saveur la moindre. Tu peux lui titiller la menteuse, elle est pas hébergeante, Moulfol Madeleine, y a aucune répondance. Elle laisse flotter. Je lui demande de s’avancer, que je place son dossier en position horizontale. Elle empresse. Bon, je la renverse, elle se laisse bricoler, que simplement, elle s’inquiète d’à quoi je veux en venir. Elle comprend pas bien mon micmac. Tout ce circus, elle en distingue mal la finalité. Voudrait un peu piger, pas trop, à son rythme, quoi, à sa botte. O joie de la découverte ! Récompense de l’explorateur téméraire : son collant n’est pas hermétique. Y a un orifice admirablement aménagé sur sa face sud, capable de béer quand on l’exige.
Je dois avoir l’air finaud, mézigue, de calter ce plat de nouilles dans ma chignole. Elle bronche pas, Mado. Je lui investis le trésor l’arme à la bretelle, sans tu sais quoi ? Barguigner.
A un moment donné, je la défrime, savoir où elle en est. Certes, j’espère pas de l’extase de sa part, au moins une légère marque d’intérêt, juste qu’elle adhère au principe. Madame contemple le pavillon de ma voiture. Pas qu’elle le trouve joli particulièrement, non : elle le regarde parce qu’il est placé dans son champ visuel, point à la ligne.
Et moi, une telle indifférence à un tel instant, ça me fouette le sang. Je décuple. Les amortisseurs de ma tire sont seuls à réagir.
Quand tout est consommé, je l’aide à se redresser. Puis à sortir de ma guinde.
Elle me dit :
— Pourquoi que vous m’avez dit de venir ?
Je l’aime.
LES DENTS DE MARIE
Quand tu arrives au « Coucher du Soleil », la maison de retraite où dame Tournelle a pris la sienne, il te vient un bourdon tel que tu serais tenté de te praliner le cervelet pour t’éviter de devenir vieux.
C’est triste à se pisser parmi, comme disent les Helvètes. Une grande masure délabrée, d’un ocre lépreux, avec des volets démantelés. Un jardin non entretenu où quelques bancs achèvent de vermouler en même temps que les pensionnaires, une grille rouillée, une cloche fêlée, beaucoup d’orties, quelques arbres jamais taillés, que des piverts ont transformés en flûtes ; et puis des bruits comme on n’en entend nulle part ailleurs, des bruits indéfinissables, faiblards, confus, agoniques. Il te semble percevoir des plaintes, d’obscures lamentations qui doivent souffler d’une pièce à l’autre comme le vent dans une masure aux vitres brisées.
Nous sommes accueillis (si l’on ose prétendre) par une forte dame en blouse bleue qui est en train de houspiller un vieillard plus vieux que possible, lequel s’est oublié dans son calbute, ce qui n’a rien de surprenant pour un homme lui-même oublié par la mort.
Mme Marie Tournelle ? C’est pas le jour des visites ! elle glapit.
— Pour nous, il n’existe pas de jour de relâche, assuré-je en brandissant mon éternelle brème, heureusement plastifiée, parce que pardon, à force d’être manipulée, celle-là, elle ressemblerait à du papier-gogue hors d’usage.
La gravosse s’étonne, se replie, mais ne rompt pas.
— Elle est « en » réfectoire, objecte-t-elle.
— Eh bien, nous allons la rejoindre là-bas.
— Interdit !
— Rassurez-vous, nous ne sommes pas venus contrôler les gamelles. Voulez-vous me rappeler où se situe la salle à manger ?
— Au fond du couloir, à droite, cède-t-elle, subjuguée par mon ton autoritaire, mon regard incisif et mon sourire de carnassier à la diète.
Ils sont là une vingtaine, au banquet de la vie. Par tables de quatre. Je m’arrête dans l’encadrement de la porte, pris de vertige.
Les pauvres chéris, combien misérables !
Avant tout, il y a l’odeur. Ça pue le fade, la pisse froide, la harde, le vieux. Avec des gestes tremblés, ils fourchettent maladroitement dans du hachis Parmentier, ces cons. Les bruits que je te causais un tout petit peu naguère sont lamentables. Bruits de succion, ahanements, onomatopées, chevrotements, chocs flasques des fourchettes dans la purée. Certains s’étranglent en mangeant, d’autres essaient de parler la bouche pleine, d’autres encore rotent à haute et intelligible voix. Et puis, de-ci et là s’élève un rire grêle, sans objet.
Deux femmes de service, blousées de bleu également, gardent le troupeau, sermonnant de-ci, donnant une calotte de-là, servant l’eau tiède, le pain et les recommandations.
Notre intrusion les fait sourciller.
— Messieurs ?
— Mme Marie Tournelle, je vous prie.