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— Mais…

— Je sais, mais !

Re-brèmouze à convaincre. Alors elles nous désignent une aimable vieillarde enfichurée de noir, à la table du fond.

Marie Tournelle appartient à la partie guillerette des vioques. T’as ceux qui geignent de trop d’ans, t’as ceux qui revendiquent du haut de leur âge et puis t’as ceux qui sont contents d’avoir du carat et d’être encore laguche pour voir se lever et se pieuter le soleil, mettre du sucre dans leur café, lire la bande dessinée du journal et raconter des potins de jadis. Alors donc, afin de t’en revenir, la mère à Riri fait partie des joyeux. Elle a de grands yeux bleus, pétillants d’allégresse, d’encore gros nichons, un peu de barbe au menton et un sourire édenté qui réussit à ne pas faire vieille sorcière.

Je m’annonce comme étant un copain à son fiston. Elle me demande comment il va, et s’il est toujours satisfait de sa place à l’hôtel Saint-Hubert, où, lui a-t-il dit, il brossait la patronne pendant que le taulier « faisait » les halles de Rungis ; ce qui me pince au cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle ; mais quoi, il faut savoir imposer silence à ses passions quand on est « en » enquête, non ? Qu’autrement ça deviendrait quoi t’est-ce le métier de flic, je vous demande un peu ?

Marie Tournelle me prend par le bras en gloussant qu’il me faut observer sa voisine de table, car il va se passer du réjouissant à ne pas laisser perdre, cette vieille connasse et ses mines. La personne signalée a des manières grand siècle. Elle porte une robe de satin mauve, un tantisoit ravagée par les décades, garnie de dentelle jaune aux col et poignets. Un face-à-main pendouille à son cou, au bout d’une chaînette. Elle est mistifrisée serré, fardée avec un maximum de discrétion dans l’outrance. Et elle s’applique à garder grand air, la vieille chérie. Ses moindres gestes sont empreints de majesté. Il y a de la reine mère en exil chez cette bonne femme, une décadence de grande allure.

La manière qu’elle mange son Parmentier dénote la suprême classe. D’abord, elle ne mange pas : elle s’alimente. Ne bouffe pas les mets, mais les consomme. Mastique à croque-menu, souris de salon, hautement bêcheuse, méprisante par vocation profonde. Marie Tournelle me résume le pedigree de la dame : femme d’un consul de France à Odessa, promu par la suite sous-préfet dans le Cantal, tout ça, elle a gardé l’habitude des fastes républicains, la Baronne, des grandes réceptions protocolaires montées : baisemains, gazouillis de perruche, gestes absolveurs. Tu la verrais, hautaine, dominatrice encore, son éventail à monture d’ivoire posé au long de son couteau, et comment qu’elle en use, entre deux bouchées, froutt-froutt, deux trois petits coups vite faits pour se rafraîchir la gargoule ; la manière qu’elle le déplie, l’éventail, d’un seul petit geste sec du poignet, le repliant idem, vzoum… Et puis repiochant dans l’hachis pour porter la becte entre ses lèvres carmines. Chapeau. La classe !

Ne regarde personne, ni rien, pas même son rata grenuleux et vaguement merdique. Perdue en ses pensées, si tu vois ? Encore sous les lustres de son passé sous-préfectoral et consulaire (quel con, çui-là !). Qu’en plus de sa bien élevance congénitale, elle est sourde, la vieille. Archipot ! N’entend plus rien d’autre que ses rumeurs personnelles d’autrefois : Rêve de Valse, Madame est servie, et le bruit des cristaux au buffet, quand les larbins passaient le Viandox.

Marie Tournelle peut donc me livrer ses réflexions sans se gêner.

— Vous allez voir, on va rigoler ! Ne bougez pas, regardez-la bien manger, ça vaudra le coup !

Effectivement, au bout de deux nouvelles bouchées, la consule s’immobilise. De sa main droite elle saisit son face-à-main, le dégaine d’un mouvement identique à celui qu’elle défouraille de l’éventail. Et elle mate sa pitance. Du bout de la fourchette, elle ménage une espèce d’excavation dans le hachis. Nouvel arrêt, perplexe. Alors, délibérément, elle engage les dents de sa fourchette vers le fond de l’assiette, remonte. Et tu sais quoi ? Ce qu’elle arrache à sa mélasse féculente garnie de vianderies de récupération : fonds d’assiette en tout genre, absous par Moulinex, auxquels le broyeur a donné une nouvelle mission culinaire ; tu sais ce qu’elle extrait des parmenteries douteuses, la sous-préfète ?

Un dentier !

Parfaitement : un vieux râtelier aux gencives de caoutchouc, aux dents jaunies comme natures. Elle est là, la chère dame, pétrifiée, monumentalisée par l’horreur, fascinée aussi, tant son effroi l’emporte aux paroxysmes de la contemplation. Merde, je devrais écrire autre chose, tu me fais chier avec tes conneries policiardes, tout ce talent foutu aux ordures, et la vie si courte ! Ah ! je meurs de moi !

Bon, bien, fais pas attention, j’ai mes règles. Je vais poursuivre, m’enfoncer dans le coûte que coûte, l’absolument.

La dadame en satin grand-ducal, son face-à-pogne, un dentier au bout de la fourchette, si abasourdie par sa découverte, chère pauvrette en fin de course. Branlée aux bonnes façons, toujours, dès le berceau promise, tu lui verrais la détresse infinie, tu éclaterais de rire.

La mère Tournelle lui vient au secours, saisit le râtelier à pleins doigts, se l’enfourne tout emparmenté qu’il est, l’assure de ses index habitués. Voilà, il est remis en place, elle prend un autre visage, rigole plus franc, plus massif. Elle est radieuse. Sa voisine tourne alors vers elle un regard de quatre-vingt-quinze kilos, bourré de mépris jusqu’au ras des paupières : les inférieures, celles qui soutiennent.

Puis se lève et écrie d’une voix neutre de sourdingue : « Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent plus ce qu’ils font. » Toute la tablée se met à pouffer, et puis la salle, par contagion, sans bien savoir, de confiance. Un petit avorton qui a sa casquette enfoncée jusqu’aux sourcils, une ogresse au fibrome jamais opéré, des hydropiques, des hépatiques, des vieilles chauves, des aveugles, tout le monde, à se claquer les jambes, à rire en postillonnant le hachis tout azimut, à se contenir les blagues à tabac, à s’en fourbir les couilles flasques, à s’en gratter la barbe, et à péter de joie, à roter de bonheur inconscient. La consule se retire, alors une vieille bâfreuse opère fissa un échange standard entre son assiette et celle à l’indignée. Gloup ! Du rab. Toujours, le monde est en avidité de rab. Vite qu’on crève pour en laisser : les sauterelles. Le grand cycle : bouffer des restes, les asticots, les héritiers confondus dans un même appétit frénétique. Par ici la bonne charogne. A moi, j’en reveux ! J’en ai pas eu mon taf. J’exige mon dû, mes droits ! La loi ! La chère vigilante, écarteleuse, dépeceuse, charognarde. Prenez et bouffez car ceci est ma putréfaction ! Mes résidus. C’est réconfortant, moi je dis, de savoir qu’on va se chicorner un jour pour tes résidus, ton fumier encore tiède. Tu te forges une idée juste de l’homme. Tu abdiques tout orgueil, toute vanité, toute cupidité. On a du mal à s’imaginer l’univers, si minuscule, à quel point il grouille de cloportes.

* * *

Marie Tournelle, elle veut d’abord manger sa banane avant de parler. Sinon, on la lui barboterait recta. Une tigrée, blette des bouts et si chétive qu’elle ferait pas jouir une communiante.

Elle se la déguste avec technique, sa banana, Marie. En expliquant combien qu’il est fortifiant, ce fruit. La v’là gravissimo, soudain. La santé, on ne plaisante plus, c’est sérieux, trêve de déconne et de dentier farceur. Vieillir, on a beau dire : bon bois, bonne race, d’accord, mais faut tout de même y mettre du sien. Si tu n’observes pas les règles essentielles, parvenu à l’âge branlant, tu y vas du pardingue en sapin.

Après la banane, y a le caoua, mais justement, elle est tricarde de jus, la gentille vieille, because son guignol qui est sur la poulie folle, alors on profite pour l’embarquer vite fait, au salon voisin, une pièce apte à héberger celles de Sartre. Huis clos, au milieu de ces fauteuils d’osier déglingués, de ces plantes vertes languissantes, ça paierait, je te promets.