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L’éveil était un processus incertain, progressif. Pendant un moment elle ne sut si elle rêvait ou si elle était consciente. Et se mordre n’y changeait rien. On peut bien rêver d’une morsure, pas vrai ?

À propos, comment pouvait-elle dormir en un moment pareil ?

Et maintenant qu’elle y repensait elle n’était plus sûre du tout d’avoir dormi. Cela commençait à devenir plutôt problématique, s’aperçut-elle : les différences entre les états de conscience s’avéraient infimes lorsque existaient si peu de sensations pour leur donner corps. Sommeil, rêve, rêve éveillé, lucidité, démence, éveil, assouplissement ; elle n’avait aucun contexte pour leur offrir une signification.

Elle pouvait entendre sa terreur à l’accélération des battements de son cœur. Elle allait devenir dingue, et elle le savait. Pour lutter contre cela, elle s’agrippa avec ténacité à la personnalité qu’elle avait reconstruite à partir de ce tourbillon de démence.

Nom : Cirocco Jones. Age : trente-quatre. Race : pas noire, mais pas blanche non plus.

Elle était sans patrie, légalement américaine mais en réalité membre de cette tierce culture déracinée issue des grandes firmes multinationales. Sur la Terre, toute ville de quelque importance avait son ghetto yankee avec ses petites chapelles, ses collèges britanniques et sa restauration express. Cirocco avait vécu dans la plupart d’entre eux. C’était la vie d’un mioche de l’armée, moins la sécurité.

Sa mère était célibataire. Elle était ingénieur-conseil et travaillait souvent pour les compagnies pétrolières. Elle n’avait pas désiré d’enfant mais c’était sans compter avec le gardien de prison arabe. Il l’avait violée lors de sa capture à la suite d’un incident de frontière entre l’Irak et l’Arabie saoudite. Pendant que l’ambassadeur de la Texaco négociait sa libération, Cirocco était née. On avait entre-temps semé quelques têtes nucléaires dans le désert et l’incident de frontière s’était mué en guerre éclair lorsque les troupes iraniennes et brésiliennes avaient repris la prison. Avec la modification de l’équilibre politique, la mère de Cirocco s’était orientée vers Israël. Cinq ans plus tard, elle avait un cancer des poumons – conséquence des retombées. Elle avait passé les quinze années suivantes à subir un traitement à peine moins douloureux que sa maladie.

Cirocco avait grandi comme un échalas, avec sa mère pour seule compagne. Elle découvrit les Etats-Unis lorsqu’elle avait douze ans. À l’époque, elle savait lire et écrire ce qui lui évita les ravages du système éducatif américain. Quant à son développement émotionnel, c’était une autre affaire. Elle ne se liait pas facilement mais restait d’une loyauté farouche envers ses quelques amis. Sa mère avait des idées arrêtées sur l’éducation d’une jeune fille, ce qui incluait aussi bien le maniement des armes et le karaté que la danse et les leçons de chant. Extérieurement, elle ne manquait pas d’assurance. Elle seule savait combien elle était vulnérable et terrifiée derrière cette carapace. C’était son secret – si bien gardé qu’elle berna les psychologues de la NASA qui lui confièrent le commandement d’un vaisseau.

Et qu’y avait-il de vrai là-dedans, se demanda-t-elle. Inutile ici de mentir. Oui, la responsabilité du commandement la terrorisait. Peut-être que tous les chefs, en secret, n’étaient pas sûrs d’eux-mêmes et savaient au tréfonds de leur esprit qu’ils ne méritaient pas la responsabilité qui leur était échue. Mais ce n’était pas là le genre de question à poser. Et si les autres n’avaient pas la trouille, eux ? Alors, votre secret était éventé.

Elle en vint à se demander comment elle en était arrivée à commander un vaisseau si ce n’était pas ce qu’elle désirait. Mais que désirait-elle, réellement ?

Je voudrais sortir d’ici, essaya-t-elle de dire. Je voudrais qu’il se Passe quelque chose.

Et voici qu’il se passa effectivement quelque chose.

Elle sentit un mur sous sa main gauche. Peu après, elle en découvrit un autre avec la droite. Des parois chaudes, douces, élastiques, exactement comme elle s’imaginait être une paroi stomacale. Elle les sentait bouger sous ses doigts.

Et elles commencèrent à se rapprocher. Elle se trouva logée, la tête la première, dans un tunnel inégal. Les parois se mirent à se contracter. Pour la première fois, elle se sentit claustrophobe. Jusqu’alors, les espaces confinés ne l’avaient jamais troublée.

Les parois puisaient et se ridaient, la poussant vers l’avant jusqu’à ce qu’enfin sa tête émerge dans la fraîcheur. Elle était coincée dans un orifice rugueux ; le fluide lui encombrait les poumons et elle toussa, inhala, sentit sa bouche s’emplir de saletés. Elle toussa encore en recrachant du fluide mais cette fois-ci ses épaules étaient dégagées et elle put lever la tête dans l’obscurité pour inspirer librement. Elle haleta, cracha et se mit à respirer par le nez.

Ses bras se libérèrent, puis ses hanches, et elle s’attaqua au matériau spongieux qui l’emprisonnait. Cela sentait ces jours d’enfance passés dans un sous-sol de terre battue, dans cet espace frais et confiné où les adultes ne viennent que pour réparer la plomberie. Lorsqu’on a neuf ans et qu’on creuse dans la poussière.

Elle dégagea une jambe, puis l’autre et reprit son souffle, la tête courbée, cachée dans la poche d’air formée par ses bras et son torse. Elle respirait par spasmes humides.

La terre s’effritait derrière son cou pour rouler le long de son corps en emplissant peu à peu l’espace libre. Elle était enterrée mais vivante. Maintenant il fallait creuser mais elle ne pouvait se servir de ses bras.

Luttant contre la panique, elle poussa avec les jambes. Les muscles de ses cuisses se nouèrent, ses articulations craquaient mais elle sentit céder la masse au-dessus d’elle.

Sa tête jaillit à l’air et à la lumière. Haletant et crachant, elle déterra un bras puis l’autre et s’agrippa à ce qui ressemblait à de l’herbe mouillée. Elle rampa à quatre pattes hors du trou et s’effondra. Les doigts enfoncés dans la terre bénie elle s’endormit en pleurant.

Cirocco n’avait pas envie de se lever. Elle résistait en faisant semblant de somnoler. Lorsqu’elle sentit le contact de l’herbe s’effacer et l’obscurité revenir elle ouvrit brusquement les yeux.

À quelques centimètres devant son nez s’étendait un tapis vert pâle fort semblable à du gazon. Du genre de celui qu’on ne rencontre que sur les greens des meilleurs terrains de golf. Il en avait l’odeur. Mais il était plus chaud que l’air environnant, sans qu’elle puisse l’expliquer. Après tout, ce n’était peut-être pas de l’herbe.

Elle passa la main dessus et renifla encore. Mettons que ce soit de l’herbe.

Elle s’assit et remarqua un cliquetis métallique : un anneau brillant encerclait son cou ; elle en avait d’autres, plus petits, aux bras et aux jambes. Tout un tas d’objets bizarres pendaient du collier, retenus par des fils. Elle l’ôta en se demandant où elle l’avait déjà vu auparavant.

Se concentrer était bizarrement difficile. L’objet qu’elle avait dans la main était si complexe, si varié ; c’en était trop pour son esprit morcelé.

C’était son scaphandre, débarrassé de son plastique et des joints en caoutchouc. N’avait subsisté que le métal.

Elle fit un tas de ces débris et ne remarqua qu’alors à quel point elle était nue. Sous la couche de poussière son corps était totalement glabre. Même ses sourcils avaient disparu. Inexplicablement, elle en conçut de la tristesse.

Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer.

Cirocco ne pleurait pas facilement, ni souvent. Ce n’était pas son genre. Mais après un long moment elle se dit qu’elle savait enfin qui elle était.