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L’eau était chaude, douce, bouillonnante. C’était de loin ce qu’elle avait goûté de meilleur dans sa vie. Elle but tout son saoul, puis s’aspergea et se récura avec du sable, l’œil aux aguets : les trous d’eau sont lieux à surveiller avec précaution. Lorsqu’elle eut terminé, elle se sentit raisonnablement humaine pour la première fois depuis son éveil. Elle s’assit sur la grève humide, les pieds dans l’eau.

Elle était plus fraîche que l’air ou le sol mais toutefois d’une chaleur surprenante pour ce qui semblait être un torrent glaciaire. Puis elle se rendit compte que c’était logique si Thémis était chauffée comme ils l’avaient supposé, par en dessous. Le soleil au niveau de l’orbite de Saturne n’aurait pas procuré une chaleur suffisante mais les voiles triangulaires étaient maintenant sous ses pieds et leur rôle était sans doute de capter et d’emmagasiner la chaleur solaire. Elle imagina de gigantesques rivières souterraines d’eau brûlante courant à quelques centaines de mètres sous le sol.

Se déplacer semblait la prochaine étape inscrite au programme mais dans quelle direction ? Droit devant : on pouvait éliminer. Sur l’autre berge, le sol montait à nouveau. Vers l’aval, la marche devrait être plus facile et la conduirait bientôt vers les plaines.

« Décisions, décisions », grommela-t-elle.

Elle considéra le tas de débris métalliques qu’elle avait transportés durant toute la… la quoi ? la matinée ? l’après-midi ? Impossible de mesurer ainsi le temps. On ne pouvait ici parler que de temps écoulé et elle n’en avait aucune notion.

Elle avait toujours le collier du casque à la main. Ses sourcils se froncèrent tandis qu’elle l’examinait plus attentivement.

Sa combinaison avait contenu une radio. Certes il était impossible qu’elle eût traversé l’épreuve intacte, mais – tant pis – elle se mit à fouiner et dénicha ce qu’il en subsistait : une pile minuscule et les restes d’un interrupteur, allumé. Point final. La majeure partie de l’appareil étant composée de métal et de plaquettes de silicone, elle avait gardé un rayon d’espoir.

Elle regarda encore. Où était le haut-parleur ? Ce devait être un petit cône métallique – seul reste d’un casque d’écoute. Elle le découvrit et le porta à l’oreille.

« … cinquante-huit, cinquante-neuf, neuf mille trois cent soixante… »

« Gaby ! » Elle s’était mise debout et hurlait, mais la voix familière poursuivait son décompte, imperturbable. Cirocco s’agenouilla sur le rocher pour étaler d’une main tremblante les débris de son casque, tenant toujours l’écouteur à l’oreille tandis qu’elle triait parmi les composants. Elle trouva le minuscule laryngophone.

« Gaby, Gaby, réponds s’il te plaît. Est-ce que tu m’entends ?

— … quatre-vingts – Rocky ! Est-ce toi, Rocky ?

— C’est moi. Où… où est… » Elle se força au calme, déglutit avant de poursuivre : « Est-ce que ça va ? As-tu vu les autres ?

— Oh, capitaine. C’était épouvantable… » Sa voix se brisa et Cirocco l’entendit sangloter. Puis Gaby déversa un flot de paroles incohérentes : comme elle était heureuse d’entendre la voix de Cirocco, comme elle s’était sentie seule, comment elle avait cru demeurer la seule survivante avant d’écouter sa radio et d’y entendre des voix.

« Des voix ?

— Oui, il y en a au moins un autre de vivant, à moins que ce ne soit toi qui pleurais.

— Je… diantre, j’ai pleuré un bon moment. C’était peut-être ma voix.

— Je ne crois pas, dit Gaby. Je suis presque sûre que c’est Gene. Il chante aussi, des fois. Rocky, c’est si bon d’entendre ta voix.

— Je sais. C’est bon d’entendre la tienne. » Elle se força encore à prendre une profonde inspiration, à desserrer son étreinte sur l’arceau du casque. Gaby avait repris son contrôle mais elle était pour sa part au bord de l’hystérie. Et elle n’aimait pas ça.

« Ce qui m’est arrivé ! poursuivait Gaby. J’étais morte, capitaine, j’étais au ciel et je ne suis même pas croyante ; pourtant j’y étais…

— Gaby, calme-toi. Ressaisis-toi. »

Silence, ponctué de reniflements.

« Je crois que ça va aller maintenant. Désolée.

— C’est bon. Si tu as traversé la même chose que moi, je te comprends parfaitement. Bon, maintenant où es-tu ? »

Une pause, puis un gloussement. « Il n’y a pas de plaques de rue dans le coin, dit Gaby. C’est un canyon, pas très profond. Encombré de rochers avec un torrent au fond. Avec ces drôles d’arbres sur les berges.

— Ça ressemble pas mal à l’endroit où je me trouve. » Mais quel canyon ? s’interrogea-t-elle. « Dans quel sens vas-tu ? Tu comptais tes pas ?

— Ouais. Vers l’aval. Si je pouvais sortir de cette forêt je verrais la moitié de Thémis.

— C’est ce que j’ai pensé, moi aussi.

— Il nous faudrait juste un ou deux points de repère pour voir si nous sommes dans le même coin.

— C’est ce qu’il me semblait : sinon nous ne pourrions pas nous entendre. »

Gaby ne répondit pas et Cirocco comprit son erreur.

« C’est vrai : la transmission à vue.

— Exact. Ces radios ont une grande portée. Et ici l’horizon se courbe vers le haut.

— J’y croirais plus si je pouvais le voir. Là où je suis on pourrait se croire dans la forêt enchantée de Disney World en fin de soirée.

— Disney aurait fait un meilleur boulot, remarqua Gaby. Il y aurait plus de détails et des monstres sortiraient de derrière les arbres.

— Ne parle pas de ça. Tu en as vu ?

— Un ou deux insectes, à ce que je crois.

— J’ai vu un banc de petits poissons. Ils ressemblaient à des poissons. Oh, à propos : ne va pas dans l’eau. Ils pourraient être dangereux.

— Je les ai vus. Après être entrée dans l’eau. Mais ils n’ont rien fait.

— As-tu noté quelque trait remarquable dans le paysage ? Quelque chose d’inhabituel ?

— Quelques cascades. Deux arbres abattus. »

Cirocco jeta un œil alentour et décrivit la mare et la cascade. Gaby lui répondit qu’elle avait traversé plusieurs coins analogues. Ce pouvait être le même torrent mais rien ne permettait de l’affirmer.

« Bien, reprit Cirocco. Voici ce que nous allons faire : dès que tu trouves un rocher orienté vers l’amont, fais une marque dessus.

— Comment ?

— Avec une autre pierre. » Elle en trouva une de la taille du poing et attaqua le rocher sur lequel elle était assise. Elle y grava un grand C. Impossible de se méprendre sur son origine artificielle.

« Je suis en train de le faire.

— Recommence tous les cent mètres environ. Si nous sommes sur la même rivière, nous devons nous suivre et celle qui est en tête peut attendre que l’autre la rattrape.

— Ça me paraît bon. Euh… Rocky, combien de temps durent ces piles ? »

Cirocco fit une grimace et se frotta le front.

« Peut-être un mois, en service. Mais cela peut dépendre du temps que nous avons passé… à l’intérieur, tu vois ? Je n’en ai pas la moindre idée. Et toi ?

— Non. As-tu des cheveux ?

— Pas un poil. » Elle se passa la main sur le crâne et nota qu’il lui semblait moins lisse. « Mais ça repousse. »

Cirocco descendait la vallée, tenant l’écouteur et le micro pour qu’elles puissent continuer leur conversation.

« J’ai encore plus faim lorsque j’y pense, dit Gaby. Et c’est à cela que je pense en ce moment. As-tu aperçu ces petites baies ? »

Cirocco regarda autour d’elle mais ne vit rien de tel.

« Elles sont jaunes et à peu près de la taille du pouce. J’en ai une dans la main. Elle est molle et translucide.