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« Gaby, arrête tout de suite », chuchota-t-elle pour ne pas alerter l’animal. Elle vit que Gaby s’était emparée d’une pierre.

La créature leva les yeux à nouveau. En d’autres circonstances son faciès eût paru hilarant : une tête ronde, dépourvue d’oreilles et de nez – rien que deux grands yeux doux. Mais la bouche donnait l’impression qu’elle mâchait un harmonica basse : elle s’étirait sur deux fois la largeur du crâne en donnant à l’animal un sourire idiot.

Il leva du sol ses quatre pattes avant et bondit à trois mètres en l’air. Surprise, Gaby sauta presque aussi haut ; elle eut le temps de se démener en tout sens avant de retomber sur les fesses. Cirocco se précipita vers elle et tenta de lui arracher sa pierre.

« Allons, Gaby, nous n’avons pas besoin de viande à ce point.

— Calme-toi, rétorqua Gaby sans desserrer les dents. Je le fais pour toi aussi. » Elle se dégagea d’une bourrade et courut en avant.

La créature avait fait deux bonds, mais chacun de huit ou neuf mètres. Maintenant elle s’était tranquillement arrêtée pour brouter l’herbe, tête baissée, les pattes avant posées au sol.

Elle considéra placidement Gaby qui s’était immobilisée à deux mètres d’elle. Elle ne semblait pas avoir peur et reprit son repas tandis que Cirocco rejoignait Gaby.

« Crois-tu que nous devions…

— Silence ! » Gaby n’hésita qu’un bref instant avant de se lancer vers la bête. Elle leva le bras et lui assena un coup violent sur le sommet du crâne. Elle fit un saut en arrière.

L’animal émit un toussotement, tituba et tomba sur le flanc. Il fit une ruade et s’immobilisa.

Elles l’observèrent quelques instants puis Gaby s’avança et l’effleura du bout du pied. Rien ne se passa. Elle posa un genou en terre. La bête n’était pas plus grosse qu’un faon. Cirocco s’accroupit, les coudes sur les genoux, en essayant de ne pas paraître dégoûtée. Gaby semblait hors d’haleine.

« Tu crois qu’il est mort ? demanda-t-elle.

— Ça m’en a tout l’air. Plutôt débandant, tu trouves pas ?

— Pour moi ça va. »

Gaby se passa une main sur le front puis défonça le crâne de la créature à coups de pierre jusqu’à ce que le sang jaillisse, écarlate. Cirocco grimaça. Gaby laissa tomber la pierre et s’essuya les mains sur les cuisses.

« Et voilà. Tu sais, si tu pouvais me ramasser un peu de ces broussailles sèches je crois que je pourrais faire un feu.

— Comment vas-tu t’y prendre ?

— T’occupe pas. Va juste chercher le bois. »

Cirocco en avait déjà une demi-brassée lorsqu’elle s’arrêta pour se demander depuis quand Gaby avait commencé à lui donner des ordres.

« Ma foi, la théorie était bonne », dit Gaby sombrement.

Cirocco s’acharnait à déchirer la viande rouge et filandreuse collée à l’os.

Gaby avait passé une heure à transpirer avec un morceau de son scaphandre et une pierre qu’elle avait prise, à tort, pour du silex. Elles avaient un fagot de bois sec, une espèce de mousse fine et des brindilles soigneusement détachées des branches à l’aide du rebord aiguisé du casque de Cirocco. Elles disposaient de tous les ingrédients essentiels pour faire du feu hormis l’étincelle.

Au cours de cette heure l’opinion de Cirocco sur la tuerie perpétrée par Gaby avait changé du tout au tout : une fois qu’elle eut dépouillé le cadavre et que Gaby eut abandonné le feu, elle se savait prête à le dévorer cru. Et avec plaisir.

« Cette chose n’avait certainement pas de prédateurs », dit-elle entre deux bouchées. La chair était meilleure qu’elle ne l’aurait cru mais aurait supporté un soupçon de sel.

« Son comportement le confirme », approuva Gaby. Elle était accroupie de l’autre côté de la carcasse et son regard épiait les alentours derrière l’épaule de Cirocco. Cirocco faisait de même.

« Ce qui signifierait aucun prédateur de taille à nous embêter. »

Le dîner traînait en longueur pour cause de mastication prolongée. Elles tuèrent le temps en examinant la carcasse. L’animal ne semblait en rien remarquable au regard profane de Cirocco. Elle aurait souhaité la présence de Calvin pour lui confirmer qu’elle avait raison. La chair, la peau, les os et le pelage avaient la couleur et la texture habituelles. Même leur odeur était normale. Il y avait des organes qu’elle était incapable d’identifier.

« La peau devrait être récupérable, remarqua Gaby. On pourrait en faire des vêtements. »

Cirocco fronça le nez : « Si tu veux t’habiller avec, libre à toi. Elle va probablement se mettre à puer sous peu. Et il fait assez chaud pour qu’on se passe d’habits. »

Il ne semblait guère opportun de laisser la plus grande part du cadavre derrière elles mais elles décidèrent qu’elles ne pouvaient faire autrement. Chacune prit un os en guise d’arme et Cirocco découpa une large pièce de viande tandis que Gaby lacérait le cuir pour attacher ensemble les fragments de scaphandre. Elle se fit une ceinture de fortune et y suspendit ses objets. Puis elles reprirent leur progression en aval.

Elles virent d’autres créatures analogues, seules et par groupes de trois ou six. Il y avait également d’autres animaux, plus petits, qui grimpaient le long des troncs, presque invisibles tant ils étaient rapides ; d’autres encore qui demeuraient sur la rive. Aucun n’était difficile à approcher. Les créatures arboricoles, lorsqu’elles s’immobilisaient suffisamment longtemps pour qu’on les observe, semblaient dépourvues de tête. C’étaient des balles de fourrure rase et bleue, dotées de six pattes griffues sur le pourtour, et capables de se mouvoir sans difficulté dans toutes les directions. La bouche était située sur la face inférieure, au centre de l’étoile formée par les pattes.

Le paysage changea progressivement. Non seulement la faune, mais la flore aussi, se diversifiaient. Elles cheminaient dans la lumière vert pâle du sous-bois, au rythme de cent mille pas en vingt-quatre heures.

Elles eurent tôt fait malheureusement d’en perdre le compte.

Les grands arbres nus avaient laissé la place à cent espèces différentes, à mille sortes de bosquets fleuris, de treilles rampantes et d’arborescences parasites. Les seules constantes demeuraient le torrent qui leur servait de guide et cette tendance au gigantisme des arbres de Thémis. Le moindre d’entre eux eût mérité une plaque et l’afflux des touristes dans le Parc national des Séquoias.

Le silence aussi avait disparu. Lors de leur premier jour de marche, Cirocco et Gaby n’avaient eu pour seule compagnie que le bruit de leurs pas et le cliquetis de leurs combinaisons lacérées. Désormais, la forêt bruissait de gazouillis, d’aboiements et de cris.

La viande était meilleure que jamais lorsqu’elles firent halte pour se reposer. Cirocco dévora, assise dos à dos avec Gaby près du tronc noueux d’un arbre qui dégageait une chaleur peu commune pour un végétal et dont les racines couvertes d’une molle écorce s’enchevêtraient en nœuds plus gros que des maisons. Les branches supérieures se perdaient dans l’incroyable fouillis au-dessus de leurs têtes.

« Je parie qu’il y a plus de vie dans ces arbres que sur le sol, avança Cirocco.

— Regarde là-haut, dit Gaby, on dirait que quelqu’un a tissé ensemble ces treilles. On aperçoit l’eau qui s’écoule par le fond.

— Il faudrait que nous en parlions : si une vie intelligente existe ici, comment faire pour la reconnaître ? C’est l’une des raisons pour laquelle j’ai voulu t’empêcher de tuer cette bête. »

Gaby mâchouillait pensivement. « Aurais-je dû d’abord essayer de lui causer ?

— Je sais, je sais. J’avais surtout peur qu’elle ne se retourne et te bouffe les jambes. Mais maintenant que nous savons à quel point elle était inoffensive, c’est peut-être ce que nous aurions dû faire. Essayer de lui parler.