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— À quel point elle était stupide, tu veux dire. Cette bestiole n’avait pas la moitié de la cervelle d’une vache. Ça pouvait se voir à ses yeux.

— Tu as sans doute raison.

— Non, c’est toi qui as raison. Je veux dire que j’ai raison mais toi également : nous aurions dû nous montrer plus prudentes. Je n’aimerais pas manger un être auquel je pourrais parler. Eh ! qu’est-ce que c’était ? »

Ce n’était pas un bruit mais la réalisation que ce bruit venait de cesser. Seuls le murmure de l’eau et le bruissement aigu des feuilles troublaient le silence. Puis, montant si lentement qu’elles l’avaient entendu depuis plusieurs minutes sans pouvoir l’identifier, gronda un énorme mugissement.

Dieu pourrait mugir ainsi s’il avait perdu tout ce qu’il chérissait et s’il avait un gosier comme un tuyau d’orgue long de mille kilomètres. Une note qui continuait d’enfler tout en restant malgré son ascension en dessous du seuil extrême de l’audition humaine. Elles la sentaient vibrer dans leurs entrailles et derrière leurs orbites.

Elle semblait déjà emplir tout l’univers et pourtant s’amplifiait encore. Une section de cordes la rejoignit : violoncelles et basses électroniques. Et surmontant avec légèreté cette assise tonale massive, le sifflement d’harmoniques supersoniques. L’ensemble gagnait sans cesse en intensité, au-delà de toute limite possible.

Cirocco crut que son crâne éclatait. Dans un brouillard, elle sentit Gaby l’étreindre. Bouche bée, elles se dévisagèrent tandis qu’une averse de feuilles mortes tombait de la voûte des arbres. Des animaux minuscules dégringolaient, se tortillaient et sautaient. Le sol se mit à résonner en sympathie, prêt à s’ouvrir pour jaillir vers le ciel. Un tourbillon de poussière zigzagua avant de se jeter sur les racines de l’arbre contre lequel elles étaient blotties, les giflant de débris.

Il y eut un craquement au-dessus d’elles et le vent se mit à descendre vers le sol de la forêt. Une branche massive vint se ficher au milieu du torrent. Maintenant la forêt ondulait, craquait, protestait : claquements de fusil des échardes arrachées au bois sec.

La violence atteignit un palier et se stabilisa. Le vent atteignait une vitesse approximative de soixante kilomètres à l’heure. Plus haut cela semblait nettement pire. Elles restèrent accroupies sous la protection des racines à contempler le déchaînement de la tempête autour d’elles. Cirocco dut crier pour surmonter le grondement.

« À ton avis, comment a-t-elle pu se lever si vite ?

— Aucune idée, lui hurla Gaby. Un réchauffement ou un refroidissement local, une énorme variation de la pression atmosphérique. Mais quant à savoir pourquoi…

— Je crois que le pire est passé. Eh ! mais tu claques des dents ?

— Je n’ai plus la trouille. J’ai froid. »

Cirocco aussi sentit le froid ; la température dégringolait. En l’espace de quelques minutes elle était passée de douce à frisquette et maintenant devait se balader à vue de nez aux alentours de zéro. Avec un vent de soixante à l’heure ce n’était plus de la rigolade. Elles se blottirent l’une contre l’autre, mais leur dos était frigorifié.

« Il faut absolument trouver un abri quelconque, cria-t-elle.

— Ouais, mais quoi ? »

Ni l’une ni l’autre ne voulait quitter son abri, si maigre fût-il. Elles essayèrent de se recouvrir de terre et de feuilles mortes mais le vent les balayait.

Lorsqu’elles furent certaines de devoir mourir de froid, le vent cessa. Il ne diminua pas : il s’arrêta brusquement et les oreilles de Cirocco claquèrent douloureusement. Elle dut se contraindre à bâiller pour entendre à nouveau.

« Wao ! J’avais entendu parler de changements de pression, mais à ce point ! »

La forêt avait retrouvé son calme. Cirocco découvrit alors qu’en prêtant l’oreille elle pouvait entendre le fantôme évanescent de ce qui avait produit ce gémissement. Elle se mit à frissonner, et ce n’était pas de froid. Elle ne s’était jamais crue encline aux fantasmes et pourtant cette plainte avait semblé si humaine, quoique à une échelle gigantesque. À donner l’envie de se coucher pour mourir.

« Ne t’endors pas, Rocky. Voilà autre chose.

— Quoi donc ? » Elle rouvrit les yeux et vit une fine poudre blanche virevolter dans l’air. Elle étincelait dans la lumière pâle.

« M’est avis que c’est de la neige. »

Elles coururent aussi vite que possible pour éviter l’engourdissement de leurs pieds et Cirocco comprit qu’elles ne devaient leur vie qu’à l’absence de vent. Il faisait froid ; même le sol, pour une fois, était froid. Cirocco se sentait comme droguée. Cela ne pouvait pas être possible. Elle était commandant d’astronef ; comment avait-elle fait pour se retrouver en train de patauger toute nue en plein blizzard ?

Mais la neige ne dura pas. Lorsque la couche eut atteint quelques centimètres, le sol se mit à se réchauffer et la fit fondre rapidement. Bientôt l’air aussi s’attiédit. Lorsqu’elles se jugèrent en sécurité, les deux femmes se trouvèrent un coin sur le sol chaud et s’endormirent.

Lorsqu’elles s’éveillèrent, leur morceau de viande ne sentait pas particulièrement bon ; pas plus que la ceinture de Gaby. Elles jetèrent le tout et se lavèrent dans le torrent puis Gaby tua un autre exemplaire de ces créatures qu’elles appelaient maintenant des sourieurs. Ce fut aussi facile que la première fois.

Elles se sentirent ragaillardies après ce petit déjeuner qu’elles agrémentèrent de quelques fruits, choisis parmi les moins exotiques, qui croissaient à profusion. Cirocco apprécia celui qui ressemblait à une grosse poire mais avec une chair de melon : il avait un goût de cheddar fort.

Elle se sentait prête à marcher toute la journée mais les événements en décidèrent autrement : le torrent qui leur tenait lieu de guide depuis le début de leur périple disparut dans un large orifice au pied d’une colline.

Elles s’arrêtèrent au bord du trou pour regarder au fond. Il émettait un gargouillis pareil à la bonde d’une baignoire, mais ponctué épisodiquement par un bruit de succion suivi d’un rot sonore. Cirocco n’aimait pas beaucoup et s’écarta.

« Je suis peut-être dingue mais je me demande si ce n’est pas par là que s’abreuve la chose qui nous a dévorées.

— Possible. Mais je ne plongerai pas pour vérifier. Alors, la suite du programme ?

— Je voudrais bien savoir.

— On pourrait retourner à notre point de départ et attendre là-bas. » Gaby ne semblait guère enthousiasmée par cette perspective.

« Bon Dieu ! J’étais persuadée qu’on trouverait un bon poste d’observation en continuant assez loin. Tu crois que tout l’intérieur de Thémis n’est qu’une vaste forêt tropicale ? »

Gaby haussa les épaules. « Je n’ai pas fait suffisamment d’observations, pour tout dire. »

Cirocco ressassa cette réponse un moment. Apparemment, Gaby voulait lui laisser la responsabilité des décisions.

« D’accord. Primo, nous montons au sommet de cette colline pour voir à quoi ressemble le coin. Une autre chose que j’aimerais essayer de faire s’il n’y a rien d’intéressant là-haut serait de grimper à l’un de ces arbres. Peut-être que nous pourrions monter à une hauteur suffisante pour voir quelque chose. Tu crois que c’est faisable ? »

Gaby étudia l’un des troncs. « Sûrement, avec cette gravité. Quoique rien ne prouve qu’on puisse sortir la tête, une fois en haut.

— Je sais. Va pour la colline. »

Elle était plus escarpée que la campagne qu’elles avaient parcourue. Elles durent par endroits jouer des pieds et des mains ; Gaby prenait alors la tête car elle avait plus d’expérience en alpinisme. Elle était agile, plus petite et plus souple que Cirocco et celle-ci eut tôt fait de sentir chaque mois de leur différence d’âge.