« Bonne mère ! viens jeter un œil !
— Qu’y a-t-il ? » Cirocco était à quelques mètres derrière. Lorsqu’elle leva les yeux, elle ne vit que les jambes et les fesses de Gaby sous un angle parfaitement inhabituel. Marrant, se dit-elle, d’avoir vu tous les membres masculins de l’équipage dans le plus simple appareil mais d’être obligée de venir sur Thémis pour voir Gaby. Quelle bizarre créature faisait-elle, sans un poil !
« Nous avons trouvé notre panorama imprenable », dit Gaby. Elle se tourna pour aider Cirocco.
Des arbres poussaient sur la crête de la colline mais bien moins haut que ceux situés derrière elles. Bien que serrés et couverts de lianes ils ne dépassaient pas dix mètres.
Cirocco avait voulu grimper au sommet pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté. Maintenant elle savait : la colline n’avait pas d’autre côté.
Gaby se tenait à quelques mètres du rebord d’une falaise. À mesure qu’elle avançait, le panorama qui s’offrait à Cirocco s’ajustait, reculait, s’élargissait. Lorsqu’elle s’arrêta aux côtés de Gaby, elle ne pouvait toujours pas voir le flanc de la falaise mais avait une bonne estimation de sa hauteur. Elle devait se mesurer en kilomètres. Elle sentit son estomac se retourner.
Elles étaient devant une fenêtre naturelle ouverte sur une vingtaine de mètres dans le rideau d’arbres. Devant elles il n’y avait rien d’autre que l’air sur deux cents kilomètres.
Elles étaient sur le rebord de l’anneau et voyaient Thémis sur toute sa largeur. De l’autre côté, une ombre fine comme un cheveu marquait sans doute une falaise symétrique de celle sur laquelle elles se trouvaient. Derrière s’étendait un paysage verdoyant qui passait au blanc puis au gris avant de se muer en un jaune brillant à mesure que son regard remontait le flanc incurvé jusqu’à la zone translucide du toit.
Ses yeux redescendirent vers la falaise lointaine. En dessous s’étendait également un paysage vert, avec des nuages blancs qui masquaient le sol ou moutonnaient au-dessus du point où elle se trouvait. C’était un panorama comparable à celui qui s’offre du sommet d’une montagne sur Terre à l’exception d’un détail : le sol semblait plat lorsqu’on ne regardait ni à gauche ni à droite. Car il était courbe. Elle déglutit, tordit le cou, se pencha pour tenter de le redresser, pour tenter de refuser le fait qu’au loin le sol était plus haut qu’elle sans pourtant avoir monté.
Elle suffoqua, tendit les mains et se laissa tomber à quatre pattes. Dans cette position, ça allait mieux. Elle s’approcha de l’abysse sans cesser de regarder sur sa gauche. Dans le lointain s’étendait un paysage plongé dans l’ombre qu’elle apercevait de biais. Une mer obscure scintillait dans la nuit, une mer qui trouvait le moyen de ne pas quitter ses rivages pour se déverser sur elle. De l’autre côté de la mer se trouvait une autre zone éclairée, pendant de celle qu’elle avait devant elle, qui s’effaçait avec la distance. Au-delà, son champ de vision était coupé par le toit qui semblait se recourber pour rejoindre le sol. Elle savait que ce n’était qu’une illusion de la perspective ; sa hauteur demeurait constante.
Elles étaient près du terminateur de l’une des zones de jour éternel. Brumeux, il commençait à obscurcir le paysage sur sa droite, sans les contours clairs et nets du terminateur d’une planète vue de l’espace : au contraire il se fondait en une zone crépusculaire qu’elle estima large de trente à quarante kilomètres. Au-delà régnait la nuit mais pas l’obscurité. Il y avait une autre mer, deux fois plus vaste que celle qui s’étendait dans la direction opposée. Éclairée comme par un brillant clair de lune, elle étincelait comme une plaine de diamants.
« N’est-ce pas de cette direction que provenait le vent ? demanda Gaby.
— Ouais, si du moins nous n’avons pas été désorientées par un coude de la rivière.
— Je ne crois pas. On dirait de la glace. »
Cirocco opina. La calotte glaciaire se brisait à l’endroit où la mer se resserrait en détroit pour devenir finalement un fleuve qui courait devant elle pour aller se jeter dans l’autre océan. En face, le paysage était montagneux, raboteux comme une planche à laver. Elle ne parvenait pas à saisir comment le fleuve pouvait se frayer un chemin au travers des montagnes pour gagner la mer de l’autre côté. Elle en conclut que la perspective lui jouait des tours. L’eau ne pouvait pas couler vers le haut, même sur Thémis.
Derrière le glacier s’étendait une autre zone éclairée, plus brillante et plus jaune que la précédente, tel un désert de sable. Pour l’atteindre il leur faudrait traverser la mer gelée.
« Trois jours et deux nuits, remarqua Gaby. Voilà qui cadre parfaitement avec la théorie. J’avais dit que nous pourrions embrasser presque la moitié de l’intérieur de Thémis en tout point. Ce que je n’avais pas imaginé c’était ceci. »
Cirocco suivit le doigt pointé de Gaby : elle vit ce qui semblait une série de câbles qui partaient du sol pour rejoindre en biais le toit. Il y en avait trois alignés presque en face d’elles, si bien que le premier cachait en partie les deux suivants. Cirocco les avait déjà aperçus plus tôt mais les avait éliminés car elle était incapable de les comprendre sur le coup. Maintenant elle regarda plus attentivement et fronça les sourcils. Comme une quantité déprimante de choses sur Thémis, ils étaient énormes.
Le plus proche pouvait servir de modèle aux autres. Il était à cinquante kilomètres de distance mais elle distinguait la centaine de brins qui le composaient. Chacun devait avoir deux à trois cents mètres d’épaisseur. Les autres détails se perdaient avec la distance.
Les trois câbles alignés grimpaient en pente raide au-dessus de la mer gelée, sur une portée de cent cinquante kilomètres ou plus pour rejoindre le toit en un point qu’elle savait devoir correspondre à l’un des rayons, vu de l’intérieur. Une bouche conique qui s’évasait comme l’embouchure d’une trompette pour former le toit et les flancs du tore. Près de l’autre bord de l’embouchure, à cinq cents kilomètres de là, elle pouvait distinguer d’autres câbles.
Il y en avait d’autres encore sur sa gauche mais ceux-ci montaient verticalement pour disparaître dans la voûte du toit. Derrière se trouvaient de nouvelles rangées de câbles inclinés qui rejoignaient l’embouchure de l’autre rayon, invisible de l’endroit où elle se tenait, celui qui se trouvait à la verticale de la mer dans les montagnes.
Les câbles s’ancraient au sol dans de puissantes excroissances montagneuses.
« On dirait les câbles d’un pont suspendu, remarqua Cirocco.
— Tout à fait d’accord. Et je crois que c’est le cas. Et pas besoin de pylônes pour les supporter. Ils peuvent être ancrés au centre. Thémis est un pont suspendu circulaire. »
Cirocco se rapprocha encore du rebord. Elle pointa la tête et jeta un œil vers le sol, deux kilomètres plus bas.
La falaise était aussi proche de la perpendiculaire que peut l’être une surface irrégulière. Ce n’est que près du pied qu’elle s’incurvait pour rejoindre le sol.
« Tu ne penses pas à descendre ça, n’est-ce pas ? demanda Gaby.
— L’idée m’a effleurée mais je ne suis pas très chaude. Et puis, qu’y aurait-il de mieux là-dessous ? Nous savons en gros que nous pouvons survivre ici. » Elle se tut. Était-ce là leur unique objectif ?
Si elle en avait l’occasion elle troquerait bien la sécurité contre l’aventure, si la sécurité était synonyme de hutte de branchages et de régime à base de viande crue et de fruits. Elle deviendrait dingue en l’espace d’un mois.