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Les huttes faisaient intérieurement deux mètres sur deux ; elles étaient couvertes d’une couche épaisse de paille sèche. Cirocco ne pouvait y tenir debout mais elle ne songea pas à soulever une objection : pouvoir dormir à l’abri n’avait rien de risible.

« Nous n’avons pas eu le temps de finir l’autre avant votre arrivée, poursuivait-il. Il faudra encore une journée, avec l’aide de vous trois. Gaby, celle-ci est pour Calvin et toi. Cirocco et moi emménagerons dans celle qu’avait August. Elle dit qu’elle veut la nouvelle. » Ni Calvin ni Gaby ne dirent rien mais cette dernière restait collée à Cirocco.

August avait un air épouvantable : elle avait vieilli de cinq ans depuis la dernière fois que Cirocco l’avait vue. C’était un spectre amaigri aux yeux caves et ses mains tremblaient en permanence. Elle semblait incomplète, comme si on lui avait ôté la moitié d’elle-même.

« Nous n’avons pas eu le temps d’abattre une bête aujourd’hui, disait Bill. Nous étions trop occupés par la nouvelle maison. August, y a-t-il suffisamment de restes d’hier ?

— Je pense que oui.

— Pourrais-tu aller les chercher ? »

Elle s’éloigna. Bill croisa le regard de Cirocco, pinça les lèvres et lentement hocha la tête.

« Pas de nouvelles d’April, hein ? demanda-t-il à voix basse.

— Pas un mot. De Gene non plus.

— Je ne sais pas comment elle va réagir. »

Après le repas, Bill les mit sur le chantier de la troisième hutte. Après les deux premières, c’était une tâche de routine : ennuyeuse, mais sans difficulté physique ; ils pouvaient aisément déplacer de gros rondins mais couper même les plus petits soulevait énormément de problèmes. Si bien que le fruit de leurs efforts ne s’avérait guère esthétique.

Lorsque ce fut terminé, Calvin pénétra dans la hutte qu’on lui avait assignée tandis qu’August déménageait dans l’autre. Gaby paraissait perdue mais en fin de compte elle parvint à balbutier qu’elle allait faire un tour et ne serait pas revenue avant plusieurs heures. Elle partit avec une mine affligée.

Bill et Cirocco se regardèrent. Bill haussa les épaules puis l’invita dans la hutte restante.

Cirocco s’assit, mal à l’aise. Elle avait de nombreuses choses à demander mais hésitait à commencer.

« Comment cela s’est-il passé pour toi ? finit-elle par dire.

— Si tu veux parler de la période entre la collision et mon réveil ici, je m’en vais te décevoir : je n’en ai pas le moindre souvenir. »

Elle se pencha pour lui tâter doucement le front.

« Pas de migraine ? Ni de vertiges ? Calvin ferait mieux de t’examiner. »

Il fronça les sourcils. « Ai-je été blessé ?

— Plutôt salement. Ton visage était couvert de sang et tu étais totalement inconscient. C’est tout ce que j’ai pu remarquer en l’espace de quelques secondes. Mais j’ai eu l’impression que tu pouvais avoir une fracture du crâne. »

Portant la main à son front, il se tâta les tempes puis la nuque.

« Je ne sens aucun point sensible. Pas de bleus non plus. Cirocco, je… »

Elle lui posa une main sur le genou. « Appelle-moi Rocky, Bill. Tu sais bien que tu es le seul avec qui ça ne me gêne pas. »

Il se renfrogna et détourna les yeux.

« D’accord, Rocky. C’est de ça justement que je veux te parler. Et pas seulement de… la période d’obscurité comme l’appelle August. Pas seulement de cette amnésie. Mais un tas de choses restent vagues pour moi.

— Telles que ?

— Telles que mon lieu de naissance, mon âge, l’endroit où j’ai grandi et l’école que j’ai fréquentée. Je vois le visage de ma mère mais reste incapable de me rappeler son nom, ou de savoir si elle est vivante ou morte. » Il se frotta le front.

« Elle est vivante et en parfaite santé, à Denver, la ville où tu as grandi, dit doucement Cirocco. Du moins, lorsqu’elle nous a appelés pour l’anniversaire de tes quarante ans. Elle s’appelle Betty. Et nous l’aimions bien tous. »

Il sembla soulagé puis abattu à nouveau.

« Je suppose que cela représente quelque chose, reprit-il. Je me souviens effectivement d’elle parce qu’elle est importante pour moi. Je me souvenais de toi, également. »

Cirocco le regarda dans les yeux. « Mais pas de mon nom. Est-ce là ce que tu avais du mal à me dire ?

— Ouais. » Il avait l’air misérable. « N’est-ce pas incroyable ? August m’a dit ton nom mais elle ne m’a pas dit que je te surnommais Rocky. C’est mignon, au fait. J’aime bien. »

Cirocco rit. « J’ai passé la plus grande partie de mon existence adulte à tenter d’effacer ce nom mais j’ai toujours une faiblesse lorsqu’on me le susurre à l’oreille. Elle lui prit la main. Que te rappelles-tu d’autre à mon sujet ? Te souviens-tu que j’étais capitaine ?

— Oh ! ça oui ! Je me souviens que tu étais le premier capitaine de sexe féminin sous les ordres duquel j’ai servi.

— Bill, en apesanteur peu importe qui est au-dessus.

— Ce n’est pas ce que je voulais… » Il sourit en réalisant qu’elle le taquinait. « De ça non plus je n’étais pas très sûr. Est-ce que… je veux dire, étions-nous…

— Est-ce qu’on baisait ? » Elle hocha la tête ; ce n’était pas une mimique de négation mais d’étonnement. « À la moindre occasion, une fois que j’eus cessé de courir après Gene et Calvin pour remarquer que le plus beau mâle à bord était mon chef mécanicien. Bill, j’espère ne pas te blesser mais je crois que je t’aime bien comme ça.

— Comme quoi ?

— Tu n’as pas osé me demander si nous avions… été intimes. » Elle ménagea une pause lourde de sens et, timidement, baissa les yeux. Il rit. « Tu étais comme ça avant qu’on se connaisse. Timide. Je crois que tout va recommencer comme la première fois. Et la première fois, c’est toujours spécial, pas d’accord ? » Elle lui adressa un clin d’œil et attendit ce qu’elle estima un intervalle décent mais il ne fit pas un geste si bien qu’elle s’approcha pour se serrer contre lui. Cela ne l’avait pas surprise ; la première fois aussi elle avait eu besoin de voir clair en ses sentiments.

Lorsqu’ils eurent fini de s’embrasser, il leva les yeux vers elle et sourit.

« Je voulais te dire que je t’aime. Tu ne m’en avais jamais laissé l’occasion.

— Tu ne m’avais jamais dit ça auparavant. Peut-être ne devrais-tu pas t’engager avant que ta mémoire ne revienne.

— Je crois qu’avant je ne pouvais pas savoir que je t’aimais. Puis… tout ce qui me restait, c’était ton visage, un sentiment. Et cela, j’y crois. Je sais ce que je dis.

— Mmm. Tu es chou. Te rappelles-tu quoi faire avec ceci ?

— Je suis sûr que ça me reviendra avec la pratique.

— Dans ce cas, je pense qu’il est temps pour toi de reprendre le service actif. »

Ce fut aussi réussi qu’une première fois mais sans la maladresse fréquente à cette occasion. Cirocco oublia tout le reste. Il y avait juste assez de lumière pour qu’elle vît son visage, juste assez de pesanteur pour rendre les brins de paille plus doux que la soie la plus fine.

L’éternité de ce long après-midi ne devait rien à l’immuable lumière de Thémis. Elle n’avait plus besoin d’aller nulle part ; nulle raison de bouger, à jamais.

« C’est le moment de fumer une cigarette, dit-il. J’aimerais bien en avoir.

— Pour faire tomber tes cendres sur moi, le taquina-t-elle. Une manie dégoûtante. Moi j’aimerais bien un peu de cocaïne. Tout a disparu avec le vaisseau.

— Tu peux t’en passer. »

Il ne s’était pas retiré. Elle se souvint combien elle aimait cela à bord du Seigneur des Anneaux, lorsqu’elle attendait pour voir s’ils allaient recommencer. Avec Bill c’était généralement le cas.