Mais dans l’espace, ce n’était pas la même chose, nonobstant des générations d’auteurs de science-fiction. Ceux qui l’exploraient étaient des génies individualistes d’une intelligence extrême, ce que la Terre pouvait offrir de meilleur. La souplesse était nécessaire et les règlements de la NASA concernant l’exploration lointaine en tenaient compte.
Puis il y avait cet autre facteur qu’elle ne pourrait jamais oublier. Elle n’avait plus de vaisseau. Le pire qui puisse advenir à un capitaine lui était arrivé. Elle avait perdu son commandement. Jusqu’à la fin de ses jours elle en garderait le goût amer.
« D’accord, dit-elle avec calme. Tu as raison. Je ne puis gâcher du temps et de l’énergie à te garder, et je n’ai nulle intention de te tuer, sinon dans le sens figuré du terme. » Elle se contraignit à faire une pause lorsqu’elle s’aperçut qu’elle grinçait des dents et fit effort pour décrisper ses mâchoires. « Je te préviens que si jamais nous rentrons, je te ferai arrêter pour insubordination. Si tu t’en vas, ce sera contre ma volonté, et contre les intérêts de la mission.
— Je l’accepte, répondit-il sans émotion. Tu finiras par t’apercevoir que le dernier point est inexact. Je serai plus utile là où je vais qu’en demeurant ici. Mais nous ne retournerons jamais sur la Terre.
— On verra. Maintenant, si tu apprenais à quelqu’un la manière d’appeler les saucisses ? Je ne me sens guère l’envie de prolonger cet entretien. »
En fin de compte ce fut Cirocco qui dut apprendre le code de sifflements car c’était elle qui avait le plus d’aptitudes musicales. Elle avait pratiquement l’oreille absolue ce qui s’avérait primordial pour apprendre ce langage.
Il n’y avait que trois phrases à savoir, la plus longue composée de sept notes et d’une trille. La première pouvait se traduire par « Bon vol » et n’était rien d’autre qu’une formule de salutation polie. La seconde était « Je veux Calvin » et la dernière « Au secours ! ».
« Et rappelle-toi : n’appelle jamais une saucisse si tu as un feu quelque part.
— Comme tu es optimiste.
— Vous ne tarderez pas à faire du feu. Euh, je me demandais… Est-ce que vous voulez que je vous débarrasse d’August ? Elle se sentirait peut-être mieux en restant avec moi. Nous serons mieux à même de chercher April.
— Nous sommes capables de prendre soin de nos propres blessés, dit froidement Cirocco.
— Comme tu voudras.
— D’ailleurs, c’est à peine si elle s’est aperçue que tu partais. Sur ce, débarrasse-moi le plancher, veux-tu ? »
August ne s’avéra pas aussi comateuse que Cirocco l’avait craint. Lorsqu’elle apprit le départ imminent de Calvin elle insista pour se joindre à lui. Après une brève discussion, Cirocco céda, quoique avec encore plus de doutes qu’auparavant.
Omnibus descendit lentement et se mit à dévider un câble. Ils le regardèrent serpenter dans l’air.
« Pourquoi veut-il bien le faire ? interrogea Bill. Quel avantage en retire-t-il ?
— Il m’aime bien, répondit simplement Calvin. Et puis, il a l’habitude de transporter des passagers. Les espèces intelligentes paient leur passage en transportant la nourriture de son premier estomac dans le second. Il est dépourvu des muscles pour le faire. Il doit économiser du poids.
— Est-ce que tout marche aussi bien ici ? demanda Gaby. Jusqu’à présent, nous n’avons même pas vu l’ombre d’une espèce carnivore.
— Il y en a, mais peu. La symbiose est le principe de base de la vie ici. La symbiose, et la foi. Omnibus dit que toutes les formes de vie supérieures révèrent une divinité dont le siège est dans le moyeu. Je m’imagine une déesse régnant sur le cercle des terres. Je l’ai baptisée Gaïa, d’après la déesse mère des Grecs. »
Cirocco était intéressée, malgré elle. « Qui est Gaïa, Calvin ? Une espèce de légende primitive ou bien la salle de contrôle de cette chose ?
— Je l’ignore. Thémis est bien plus vieille qu’Omnibus et bien des choses lui échappent à lui aussi.
— Mais qui est aux commandes ? Tu dis qu’il existe ici de nombreuses races. Laquelle dirige ? Ou bien coopèrent-elles ?
— Là aussi, je l’ignore. Tu connais ces histoires d’arches de l’espace où à la suite d’un accident tout le monde retourne à l’état sauvage ? Je crois qu’un événement analogue a pu se produire ici. Je sais que quelque chose est à l’œuvre ici. Peut-être des machines, ou bien une race qui demeure dans le moyeu. Ce pourrait être l’origine de cette croyance. Mais Omnibus est persuadé qu’une main tient ce volant. »
Cirocco fronça les sourcils. Comment pouvait-elle le laisser partir avec toutes les informations qu’il détenait ? Elles étaient parcellaires, ils n’avaient aucun moyen de les vérifier, mais c’était tout ce dont ils disposaient.
Mais il était trop tard pour revenir sur sa décision. Calvin avait déjà le pied sur l’étrier terminant le long cordage. August le rejoignit et la saucisse se mit à les hisser.
« Capitaine, cria-t-il juste avant de disparaître. Gaby n’aurait pas dû baptiser cet endroit Thémis. Appelez-le Gaïa. »
Cirocco ressassa leur départ, perdue dans une sombre dépression durant laquelle elle restait assise au bord de la rivière en s’interrogeant sur ce qu’elle aurait dû faire. Aucune solution ne semblait valable.
« Et son serment d’Hippocrate ? » demanda-t-elle une fois à Bill. « On l’a inclus dans cette mission pour une raison bien précise : nous soigner en cas de besoin.
— Nous avons tous changé, Rocky. »
Tous sauf moi, songea-t-elle, mais elle n’en dit rien. Au moins, autant qu’elle sache, son expérience n’avait pas eu pour elle de conséquences durables. En un sens, c’était encore plus étrange que ce qui était arrivé aux autres. Ils auraient tous dû souffrir de catatonie. Et au lieu de cela, il y avait un amnésique, une personnalité obsessive, une femme retournée aux amours adolescentes et un homme amoureux de dirigeables vivants. Cirocco était la seule à avoir gardé la tête sur les épaules.
« Ne te leurre pas, grommela-t-elle. À leurs yeux tu es sans doute aussi dingue qu’ils le sont aux tiens. » Mais elle évacua également cette idée. Bill, Gaby et Calvin savaient tous que leur expérience les avait modifiés quoique Gaby n’admît pas que son amour pour Cirocco en fût une conséquence. August était trop affectée par la perte qu’elle avait éprouvée pour songer à autre chose.
Elle s’interrogea au sujet d’April et de Gene. Étaient-ils toujours vivants et, dans l’affirmative, comment avaient-ils pris la chose ? Étaient-ils isolés ou bien avaient-ils pu se retrouver ?
Ils envoyaient des messages et écoutaient la radio régulièrement pour tenter d’entrer en contact avec eux mais ce fut en vain. Plus personne n’entendit un homme pleurer, et nul n’obtint de nouvelles d’April.
Le temps s’écoulait, presque sans qu’ils s’en aperçoivent. Cirocco avait bien la montre de Calvin pour leur indiquer les périodes de sommeil mais il était difficile de s’accoutumer à cette lumière immuable. Cela l’étonna de la part d’un groupe d’individus qui avaient vécu dans l’environnement artificiel du Seigneur des Anneaux où la succession des jours et des nuits était établie par l’ordinateur de bord et pouvait être modifiée à loisir.
C’était une existence facile : tous les fruits essayés s’avérèrent comestibles et semblaient nutritifs. S’ils avaient des carences en vitamines, cela restait encore à prouver. Certains fruits étaient salés, d’autres acides ; on pouvait espérer qu’ils contenaient de la vitamine C. Le gibier était abondant et facile à tuer.