Ils étaient tous habitués à l’emploi du temps strict d’un astronaute, dont chaque tâche est assignée par le contrôle au sol et pour lequel le passe-temps principal est de râler contre ce travail impossible en l’effectuant tout de même. On les avait préparés à survivre dans un environnement hostile mais Hypérion était à peu près aussi hostile que le zoo de San Diego. Ils s’étaient attendus à Robinson Crusoé, ou au moins aux Robinsons suisses mais Hypérion était de la gnognotte. Ils ne s’étaient pas encore habitués à penser en termes de mission.
Deux jours après le départ de Calvin et d’August, Gaby offrit à Cirocco des vêtements confectionnés à partir des parachutes. Lorsqu’elle les essaya l’expression du visage de Gaby la toucha profondément.
L’ensemble tenait à la fois de la toge et de la culotte large. Le tissu en était fin mais d’une résistance surprenante. Gaby s’était donnée beaucoup de mal pour le tailler et le coudre à l’aide d’aiguilles en os.
« Si tu pouvais me confectionner des mocassins, dit-elle à Gaby, je te ferais monter de trois grades à notre retour.
— J’y travaille déjà. » Sur ce, Gaby fut rayonnante toute la journée du lendemain : folâtre comme un jeune chiot, elle ne cessait, pour un oui ou pour un non, de tourner autour de Cirocco dans ses beaux atours. Son désir de se rendre agréable était pathétique à voir.
Cirocco était assise sur la berge du fleuve, enfin seule et ravie de l’être. Jouer les pommes de discorde entre deux amants n’était guère de son goût. Bill commençait à se montrer ennuyé par la conduite de Gaby ; peut-être sentait-il qu’il devait faire quelque chose.
Confortablement allongée, une longue canne souple à la main, elle regardait flotter le petit bouchon au bout de sa ligne. Elle laissait ses pensées tourner autour du problème posé par une éventuelle expédition de secours : Comment pourraient-ils les aider et faciliter leur tâche ?
Une chose était sûre : ils ne pouvaient sortir de Gaïa par leurs propres moyens. Le mieux qu’elle puisse faire serait d’essayer d’entrer en contact avec l’expédition. Elle n’avait aucun doute sur son arrivée tout en doutant que sa mission principale fût le sauvetage. Les messages qu’elle était parvenue à transmettre lors de l’arraisonnement du Seigneur des Anneaux décrivaient un acte d’hostilité et les implications soulevées étaient énormes. On présumerait certainement que l’équipage avait péri mais on n’oublierait pas l’existence de Thémis-Gaïa. Un vaisseau spatial ne tarderait pas à venir, prêt à l’abordage.
« Parfait, se dit-elle. Gaïa doit bien disposer quelque part de moyens de communication. »
Probablement dans le noyau. Même si les propulseurs s’y trouvaient déjà, cette disposition centrale semblait la plus logique pour un poste de commandement. Il pouvait y avoir là des gens aux commandes, et peut-être pas. Il n’existait aucun moyen de rendre le trajet facile et la destination sûre. L’endroit pouvait être soigneusement protégé des intrusions et de tout sabotage.
Mais s’il y avait une radio là-haut, elle devrait voir par quel moyen mettre la main dessus.
Elle bâilla, se gratta les côtes et battit paresseusement des pieds. Le bouchon oscillait sur les flots. Un temps idéal pour piquer un roupillon.
Le bouchon tressauta et disparut sous les eaux boueuses. Cirocco le regarda un moment avant de comprendre, légèrement surprise, qu’elle avait une touche. Elle se leva et se mit à tirer sur la ligne.
Le poisson n’avait ni yeux, ni écailles, ni nageoires. Elle le tint en l’air et l’observa avec curiosité. C’était le premier poisson qu’ils arrivaient à prendre.
« Mais qu’est-ce que je fiche ici ? » se demanda-t-elle à haute voix. Elle rejeta sa prise dans la rivière, rembobina sa ligne et remonta le coude pour regagner le camp.
À mi-chemin, elle se mit à courir.
« Je suis désolée, Bill, je sais que tu as investi beaucoup de travail dans ce camp. Mais lorsqu’ils viendront nous chercher, je voudrais qu’on ait fait le maximum d’efforts pour nous tirer nous-mêmes d’affaire, dit Cirocco.
— Sur le fond, je suis d’accord avec toi. Quelle est ton idée ? »
Elle lui expliqua ses réflexions concernant le moyeu, le fait que s’il existait un contrôle technologique centralisé de cette vaste structure c’est là qu’il devrait se trouver.
« J’ignore ce que nous y découvrirons. Rien d’autre peut-être que de la poussière et des toiles d’araignée, tout le reste ici ne fonctionnant que par simple inertie. Ou peut-être le capitaine et l’équipage prêts à nous tailler en pièces pour avoir envahi leur vaisseau. Mais il faut qu’on aille voir.
— Comment proposes-tu de monter là-haut ?
— Je ne sais pas encore exactement. Je suppose que les saucisses n’y parviennent pas sinon elles en sauraient plus sur cette déesse dont elles parlent. Il est même possible que les bras ne contiennent pas d’atmosphère.
— Ce qui rendrait la tâche passablement ardue, remarqua Gaby.
— On ne pourra le savoir que sur place. Pour monter dans les rayons il faut emprunter les câbles de soutènement. Ils devraient traverser l’intérieur jusqu’au sommet.
— Mon dieu, murmura Gaby. Rien que les câbles inclinés font déjà cent kilomètres de haut. Et cela ne t’amène qu’au plafond. De là, il y a encore cinq cents kilomètres jusqu’au moyeu.
— Mon pauvre dos ! gémit Bill.
— Mais qu’est-ce qui vous prend ? demanda Cirocco. Je n’ai pas dit qu’on les escaladerait. On en décidera après y avoir jeté un œil. Ce que j’essaie de vous faire comprendre c’est que nous ne savons rien de cet endroit. Qui dit qu’un ascenseur express ne nous attend pas dans les marais pour nous faire monter tout en haut ? Ou qu’il n’y a pas un petit bonhomme pour nous vendre des billets d’hélicoptère ou des tapis volants ? Nous ne pourrons le savoir qu’après avoir commencé d’explorer le coin.
— Ne t’excite pas, dit Bill, je suis d’accord avec toi.
— Et toi, Gaby ?
— Je vais où tu vas, énonça-t-elle sur un ton prosaïque. Tu le sais.
— Parfait. Alors voilà mon idée : il existe un câble incliné à l’ouest, vers l’Océan. Mais la rivière coule dans la direction opposée et nous pourrions l’utiliser comme moyen de transport. Nous pourrions même rejoindre la rangée de câbles suivante plus rapidement par ce moyen qu’en traversant la jungle. Je pense que nous devrions nous diriger vers l’est, vers Rhéa.
— Calvin nous a dit d’éviter Rhéa, rappela Bill.
— Je n’ai pas dit que nous y entrerions. S’il y a quelque chose de plus dur à supporter que cet éternel après-midi ce doit bien être la nuit éternelle et je n’ai nulle envie d’essayer. Mais d’ici à là-bas il existe des tas de coins que nous pourrions explorer.
— Admettons, Rocky. Au fond, tu es une touriste. »
Elle ne put s’empêcher de sourire. « Touché. Tout à l’heure je me disais : nous sommes dans cet endroit incroyable. Nous savons qu’il est peuplé d’une douzaine de races intelligentes. Et que faisons-nous ? On reste assis à pêcher à la ligne. Eh bien, pas moi. Je me sens l’envie de fureter. N’est-ce pas pour cela qu’on nous paye, et bordel, c’est ce que j’aime ! Peut-être que je désire un peu d’aventure.
— Mon Dieu, répéta Gaby en étouffant un gloussement. Que pourrais-tu demander de plus ? Tu n’en as pas eu suffisamment ?
— Il arrive que les aventures se retournent contre vous pour vous mordre, remarqua Bill.
— Comme si je ne le savais pas. Mais nous descendrons cette rivière, quoi qu’il en soit. J’aimerais que nous levions le camp après la prochaine période de sommeil. Je me sens comme si l’on m’avait droguée. »