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Bill considéra cette remarque un moment. « Crois-tu que ce soit possible ? Quelque substance dans les fruits ?

— Hein ? T’as trop lu de S.F., Bill.

— Écoute, tape pas sur mes lectures et je taperai pas sur tes vieux films plats en noir et blanc.

— Mais ça c’est de l’art. N’importe. Je suppose qu’il est possible que nous ayons ingéré quelque substance tranquillisante mais je crois franchement qu’il ne s’agit que d’une bonne vieille flemme. »

Bill se redressa pour saisir une pipe inexistante. Il eut l’air ennuyé de l’avoir encore oubliée puis s’épousseta les mains.

« Ça va prendre du temps pour monter un radeau, dit-il.

— Pourquoi un radeau ? Et que fais-tu de ces grosses cosses que nous avons vu dériver dans le courant ? Elles sont assez vastes pour nous porter. »

Bill fronça les sourcils. « Oui, je suppose, mais crois-tu qu’elles seront stables dans les rapides ? J’aimerais jeter un œil en dessous avant de…

— Stables ? Et tu crois qu’un radeau vaudrait mieux ? »

Il eut l’air étonné, puis chagriné.

« Tu sais, peut-être bien que c’est moi qui suis endormi. À vos ordres, commandant. »

Chapitre 10.

Les graines croissaient au sommet des plus grands arbres de la forêt. Chacun ne donnait qu’une graine à la fois qui explosait comme un coup de canon lorsqu’elle était mûre. Un bruit qu’ils avaient pu entendre à de longs intervalles. Après l’explosion restait une sorte de coquille de noix lisse et régulièrement cloisonnée.

Dès qu’ils en virent une dériver devant eux, il se mirent à l’eau pour la hisser sur la berge. Vide, elle surnageait largement au-dessus des flots. Même en charge le franc-bord restait suffisant.

Il leur fallut deux jours pour l’aménager et tenter d’y arrimer un gouvernail. Ils confectionnèrent celui-ci à l’aide d’une longue tige terminée par une large palette, en espérant que cela suffirait. Chacun disposait d’une rame primitive au cas où ils devraient affronter des rapides.

Gaby largua l’amarre. Arquée, Cirocco les poussa à la gaffe vers le milieu du courant, puis prit son poste à la poupe, la main posée sur la barre. Une brise se leva, lui faisant à nouveau regretter de ne pas avoir de cheveux. Quel plaisir d’avoir les cheveux fouettés par le vent. Ce sont toujours les choses les plus simples qui vous manquent le plus, songea-t-elle.

Gaby et Bill, fort excités, avaient pour l’heure oublié leur animosité. Assis de part et d’autres de la coque ils surveillaient l’avant pour indiquer à Cirocco les écueils.

« Chantez-nous une chanson de marins, capitaine ! lui cria Gaby.

— Tu mélanges tout, imbécile, rit Cirocco. C’est aux esclaves du gaillard d’avant de pomper la cale et de chanter des chansons. T’as donc jamais vu La Sorcière des mers ?

— Je ne sais pas. C’est passé à la tridi ?

— C’est un film à plat avec ce bon vieux John Wayne. La Sorcière des mers était son navire.

— Je pensais que c’était le nom du capitaine. Tu viens de te trouver un surnom.

— Toi, fais gaffe sinon je m’arrange pour te passer à la planche.

— Et ce bateau-ci, Rocky, si on le baptisait ? demanda Bill.

— Eh, c’est qu’il lui faudrait un nom, pas vrai ? J’étais si occupée à dégotter du champagne pour le lancement que j’ai complètement oublié.

— Ne me parle pas de champagne, grogna Gaby.

— Des suggestions ? C’est l’occasion ou jamais d’une promotion.

— Je sais comment Calvin l’aurait baptisé, dit soudain Bill.

— Ne me parle pas de Calvin.

— En tout cas, nous nous sommes branchés sur la mythologie grecque. Il faudrait appeler ce navire l’Argo. »

Cirocco parut dubitative. « N’était-ce pas en rapport avec la quête de la Toison d’or ? Oh, ouais, je me souviens du film, maintenant.

— Nous ne cherchons rien du tout, remarqua Gaby. Nous savons où nous voulons aller.

— Dans ce cas, que diriez-vous de… » Bill fit une pause, l’air pensif. « Je pensais à Ulysse. Son vaisseau avait-il un nom ?

— Je ne sais pas. Notre mythologue nous a plaqués pour une pub de pneu hyper gonflé. Mais même s’il en avait un, j’aimerais autant ne pas l’employer. Ulysse n’avait eu que des ennuis. »

Bill ricana. « Superstitieuse, capitaine ? Je ne l’aurais jamais cru.

— C’est la mer, mon gars. Ses effets sur l’individu sont étranges.

— Ne me ressers pas tes dialogues de cinéma de minuit. Je vote pour baptiser ce bateau le Titanic. Voilà pour toi le navire tout trouvé.

— Une barrique pourrie. Ne tente pas le destin, moussaillon !

— Moi aussi, j’aime bien le Titanic, dit Gaby en riant. Qui le croirait, avec cette coque de noix montée en graine ? »

Cirocco leva les yeux au ciel, pensive. « Eh bien, qu’il en soit ainsi. Ce sera le Titanic. Puisse-t-il voguer longtemps. Vous pouvez l’acclamer et sinon vous esbaudir. »

L’équipage poussa trois hourras et Cirocco, hilare, fit une courbette.

« Longue vie au capitaine ! cria Gaby.

— Dites, reprit Cirocco, ne faudrait-il pas inscrire le nom sur le pare-chocs ou le machin, là ?

— Sur le quoi ? » Gaby semblait horrifiée.

Cirocco éclata de rire. « C’est bien le moment de vous le dire, mais j’y connais que dalle en nautisme. Qui a fait de la voile ici ?

— Moi, un peu, hasarda Gaby.

— Eh bien, tu seras notre pilote. Change de place avec moi. » Elle lâcha le gouvernail et se dirigea avec précaution vers l’avant. Elle s’adossa, s’étira et croisa les mains derrière la nuque. « Je prendrai les décisions importantes », leur dit-elle dans un énorme bâillement. « Ne me dérangez pas à moins d’un typhon. » Elle ferma les yeux sous un concert de huées.

La Clio était longue, sinueuse et lente. Au milieu, leurs rames de quatre mètres ne touchaient pas le fond. Lorsqu’ils les laissaient traîner dans l’eau ils pouvaient sentir des objets les heurter. Ils ne surent jamais de quoi il s’agissait. Ils maintenaient le Titanic à mi-chemin de l’axe du cours d’eau et de sa rive bâbord.

Cirocco n’avait envisagé d’aborder que pour le ravitaillement – opération qui ne leur prit jamais plus de dix minutes. En revanche, le guet ne s’était pas avéré une réussite : trop souvent le Titanic s’échouait et il fallait réveiller les dormeurs. Ils n’étaient pas trop de trois pour le remettre à flot lorsque la quille était envasée. Ils eurent tôt fait d’apprendre que leur embarcation n’était guère manœuvrable ce qui les contraignait à pousser à deux avec les rames pour l’écarter des hauts-fonds.

Ils avaient décidé de camper toutes les quinze ou vingt heures. Cirocco établit un roulement pour laisser en permanence deux personnes éveillées lorsqu’ils naviguaient et une lorsqu’ils campaient.

La Clio sinuait sur un terrain presque plat, tel un serpent dopé au Nembutal. Il leur arrivait de bivouaquer à moins d’un kilomètre en ligne droite de leur campement précédent. Sans le câble de soutènement arrimé au sol en plein centre d’Hypérion ils auraient perdu tout sens de l’orientation. Cirocco savait, grâce à leur reconnaissance aérienne, qu’ils auraient le câble à l’est longtemps après le confluent avec l’Ophion.

Le câble était toujours là, tel un inimaginable gratte-ciel qui montait et semblait basculer vers eux avant de disparaître au travers du toit vers l’espace. Ils passeraient non loin de lui sur leur route menant aux câbles inclinés tendus vers le rayon à la verticale de Rhéa. Cirocco espérait pouvoir l’examiner de près.