— Ainsi donc tu repars ? demanda-t-elle.
— Oui, je repars après vous avoir tous examinés.
— Je te redemande de rester avec nous.
— Je suis désolé. C’est impossible. »
Cirocco n’aurait pu trouver aucun argument pour le retenir et, bien qu’elle caressât encore l’idée de la contraindre par la force, les mêmes objections surgissaient. En outre, un point nouveau entrait en ligne de compte depuis son départ : il n’eût été guère avisé de lever la main sur une personne ayant un ami de la taille d’Omnibus.
Il les jugea tous en parfaite santé, malgré ce retard de règles des femmes, puis resta quelques heures en leur compagnie quoique, semblait-il, à contrecœur. Il leur raconta ce qu’il avait vu lors de ses périples.
Océan était une contrée dangereuse, sinistre et glacée. Ils l’avaient traversée aussi vite que possible. Une race humanoïde l’habitait mais Omnibus avait refusé de descendre pour qu’il pût la voir de plus près. Les autochtones leur avaient lancé des pierres à l’aide d’une catapulte alors que la saucisse était pourtant à mille mètres au-dessus d’eux. Calvin les décrivit comme d’apparence humaine, mais couverts d’une longue toison blanche. Ils étaient du genre à tirer d’abord et discuter ensuite. Il les appelait les Yétis.
« Mnémosyne est un désert, poursuivit-il. Son aspect est étrange car ses dunes sont beaucoup plus élevées que leurs homologues terrestres, sans doute à cause de la gravité plus faible. Il y a de la végétation. J’ai pu entrevoir quelques petits animaux lorsque nous sommes descendus ainsi que, semblait-il, les ruines d’une ville et quelques bourgades. Des endroits qui auraient pu être des châteaux forts il y a mille ans, perchés sur des éperons rocheux et tombant en poussière. Pour les édifier cela a dû nécessiter mille ans d’un travail de coolie ou alors de sacrés bons hélicoptères.
« Je crois qu’une catastrophe s’est produite là-bas : tout tombe en poussière. Mnémosyne devait ressembler à cet endroit autrefois : on y retrouve même le lit asséché d’une rivière et les troncs pétrifiés d’arbres énormes, rongés par les tempêtes de sable. Quelque chose s’est détraqué dans le climat ou bien a échappé aux constructeurs.
« C’est sans doute ce ver que nous avons vu. D’après Omnibus, il est seul de son espèce. Mnémosyne est juste assez grande pour lui. S’il en a existé un autre, ils se sont battus jadis et seul cet ancêtre est resté. Il est assez gros pour gober Omnibus comme une vulgaire olive. »
Cirocco et Bill dévisagèrent Calvin lorsqu’il mentionna ces vers géants.
« Je n’ai pas eu l’occasion de le voir en entier mais je ne serais guère surpris s’il faisait vingt kilomètres de long. C’est un simple tube, long, énorme, avec un orifice gigantesque à chaque extrémité. Le corps est segmenté, d’aspect rigide, un peu comme une carapace de tatou. La bouche évoque une scie circulaire avec ses dents en couronne à l’intérieur comme à l’extérieur. Il passe son temps sous le sable mais le manque de profondeur le contraint parfois à faire surface ; c’est à cette occasion que nous l’avons vu.
— Il y avait un ver identique dans un bouquin, remarqua Bill.
— Dans un film aussi, renchérit Cirocco. Son titre était Dune. »
Calvin parut ennuyé par leur interruption et leva les yeux pour s’assurer qu’Omnibus était toujours dans les parages.
« En tous les cas, je me suis demandé si ce ver n’était pas à l’origine de la situation déplorable de Mnémosyne. Est-ce que vous imaginez les dégâts qu’il pourrait occasionner aux racines des arbres ? Il serait capable de ruiner toute la région en l’espace de deux ans. Les arbres meurent, peu après le sol se détériore, devient incapable de retenir l’eau, et les rivières deviennent souterraines. Ce doit être le cas, vous savez : l’Ophion traverse Mnémosyne. On distingue l’endroit où il disparaît et celui d’où il resurgit. Son cours ne s’interrompt pas mais c’est sans aucun profit pour Mnémosyne.
« C’est alors que je me suis dit que les créateurs de cet endroit n’y auraient certainement jamais mis pareille créature. Il ne doit pas apprécier l’obscurité sinon il aurait déjà traversé Océan et ruiné tout le pays. Si cela ne s’est pas produit ce n’est je crois que par chance et si l’endroit est ainsi à la merci du hasard je ne pense pas qu’il subsiste longtemps. Ce ver doit être une mutation malencontreuse et cela signifie que personne ici n’a les moyens de le tuer pour remettre les choses en ordre. Je crains que les constructeurs n’aient disparu ou ne soient retournés à l’état sauvage, comme dans les histoires que tu nous racontais, Bill.
— C’est une éventualité », approuva ce dernier.
Cirocco renifla. « Bien entendu. Tout comme il est possible que ce ver vous fasse extrapoler. Peut-être que les gens d’ici aiment les vers et ne pouvaient pas supporter d’abandonner celui-ci. Et lorsqu’en grandissant il eut besoin d’un plus grand gîte ils lui ont offert Mnémosyne. De toute manière il nous reste toujours à tenter de gagner le moyeu.
— C’est ton rayon, approuva Calvin. De mon côté je vais faire le tour de la couronne pour découvrir ce qui reste en vie. Les constructeurs ont peut-être fait la culbute mais conservent une technologie suffisante pour fabriquer une radio. Si tel est le cas, je viendrai vous le dire et vous serez libres de rentrer.
— Nous ? dit Cirocco. Écoute, Calvin : nous sommes tous embarqués dans la même galère. Ce n’est pas parce que tu ne veux pas rester collé après nous qu’on va t’abandonner ici. »
Calvin fronça les sourcils mais ne dit plus rien.
Avant que ne démarre Omnibus, Calvin leur largua quelques sourieurs attachés à des parachutes. Il s’en servait comme lest pour détacher les toiles de leur attache car les suspentes et la soie bleuâtre étaient pour l’instant les denrées les plus utiles qu’ils aient découvertes.
Gaby replia les parachutes et les rangea soigneusement, en se promettant de vêtir Cirocco comme une reine. Cirocco s’y résigna : c’était peu cher payer pour contenter Gaby.
Et le Titanic fut remis à flots mais cette fois avec une mission bien précise : il leur fallait rencontrer une race suffisamment avancée pour qu’elle leur prête assistance en matière de chirurgie aseptique, ou trouver un moyen de faire du feu, et ce, le plus vite possible. La chose dans son ventre n’attendrait pas.
Elle y repensa beaucoup dans les jours qui suivirent. Sa répulsion était comme un poing serré dans ses entrailles. Elle provenait pour la plus grande part de la nature inconnue de la bête qui avait planté sa graine en elle.
Et pourtant l’avortement fût resté son choix même si elle avait été certaine de nourrir en son sein un embryon humain. Cela n’avait rien à voir avec l’idée de maternité ; elle envisageait de devenir mère après sa retraite de la NASA, probablement vers quarante ou quarante-cinq ans. Elle avait une douzaine de cellules en suspension cryogénique à la station O’Neil I, attendant d’être fertilisées et implantées dès qu’elle se sentirait prête à donner le jour à un enfant. C’était une précaution usuelle chez les astronautes et même chez les colons lunaires ou ceux des stations L5 : une garantie contre les dommages causés aux tissus reproducteurs par les rayonnements. Elle pensait élever un garçon et une fille lorsqu’elle aurait l’âge d’être leur grand-mère.