Ils s’approchèrent du brin tombé au sol et découvrirent qu’il se composait de rangées de facettes hexagonales de quelques millimètres d’arête, sous la surface desquelles jouaient des reflets dorés. Avec la lumière qui se brisait dessus en réflexions multiples l’ensemble évoquait l’œil à facettes d’un insecte géant.
Ils le longèrent jusqu’au pied de la colline puis dans la jungle où l’extrémité sectionnée s’avéra creuse mais tellement encombrée par les broussailles et les lianes qu’il était impossible d’y pénétrer.
« Je ne sais pas ce qu’il y avait à l’intérieur mais la végétation semble l’avoir apprécié », remarqua Gaby.
Cirocco ne dit rien. L’état de total abandon de l’objet était déprimant. L’ouverture à l’extrémité du brin était d’une taille suffisante pour que le Seigneur des Anneaux eût pu s’y engouffrer entièrement. Et ce n’était qu’un objet de taille réduite à l’échelle de Gaïa : l’un seulement des deux cents brins de ce seul câble. Et pourtant c’était une épave gigantesque mais qui pourrissait et ne tarderait pas à tomber en poussière. Lorsqu’elle s’effondrerait la surface entière de Gaïa vibrerait en sympathie.
Et personne n’y avait rien fait.
Elle ne dit rien, mais il était difficile de contempler ces décombres et d’imaginer qu’il restait encore quelqu’un pour surveiller les machines.
Chapitre 12.
Deux jours après leur exploration sous le câble, les passagers du Titanic débouchèrent hors de la forêt tropicale. Le paysage n’avait jamais été escarpé hormis au voisinage du câble ; maintenant il était aussi plat qu’un billard et l’Ophion s’étalait sur des kilomètres dans chaque direction. Il n’y avait plus de rives à proprement parler. Les seuls indices marquant la limite entre le fleuve et le début des marécages étaient les hautes herbes qui s’enracinaient au fond ou d’éventuels bancs de vase d’un mètre d’épaisseur. Une nappe d’eau recouvrait toute chose, épaisse parfois de moins de dix centimètres sauf dans le dédale sinueux des fondrières, des bayous, des anses et des bras morts. Ces zones étaient nettoyées et creusées par d’énormes anguilles et par un genre de poissons de vase dotés d’un œil unique et de la taille d’un hippopotame.
Les arbres de cette région se partageaient entre trois variétés qui poussaient en bosquets épars. Les plus remarquables aux yeux de Cirocco ressemblaient à des sculptures de verre avec leur tronc transparent et droit et l’arrangement cristallin de leurs branches régulières. Les plus petites d’entre elles auraient pu servir de fibres optiques. Lorsque soufflait la brise, les branches les plus fragiles se brisaient. Une fois récupérées et l’une de leurs extrémités emballée dans de la toile à parachute elles constituaient d’excellents couteaux. À cause de l’éclat de leurs filaments Gaby les baptisa « guirlandes de Noël ».
L’autre végétation principale était moins au goût de Cirocco : c’était une plante – malgré sa taille il n’était guère possible de parler d’arbre – qui ressemblait à ce qu’on peut trouver sur le sol de n’importe quelle étable. Bill les nomma des « arbrabousiers ». En approchant l’un d’entre eux ils purent y discerner une structure interne mais personne n’avait envie d’y voir de plus près car leur odeur ne correspondait que trop bien à leur apparence.
Enfin, la troisième espèce faisait mieux que de la figuration. Ils ressemblaient à des cyprès mais avec un soupçon de saule et croissaient en enchevêtrements irréguliers festonnés de vignes qui semblaient s’acharner à les étouffer.
Ce paysage était d’une étrangeté bien plus déplaisante que les hauts plateaux. La jungle qu’ils avaient laissée derrière eux n’était guère différente de l’Amazonie ou du Congo. En revanche ici, rien n’était familier, tout était difforme et menaçant.
Il n’était pas question de camper. Ils durent amarrer leur embarcation aux arbres et dormir à bord. Il pleuvait dix heures sur douze. Ils tendirent de la toile de parachute en travers du pont mais l’eau s’infiltrait sans cesse et s’accumulait au fond. Le temps était chaud mais l’humidité telle que rien ne pouvait sécher.
Avec la boue, la chaleur, l’humidité et la transpiration, ils devinrent irritables. Ils manquaient de sommeil car le plus souvent ils ne parvenaient qu’à somnoler entre leurs périodes de veille ; c’était pire encore lorsqu’ils essayaient de dormir tous les trois en se battant pour se partager l’espace restreint de la cale inclinée du Titanic.
Cirocco s’éveilla d’un cauchemar dans lequel elle était en train d’étouffer. Elle s’assit et sentit le tissu de sa robe se décoller de sa peau. Elle se sentait gluante entre les doigts, les orteils, sous le cou, sur le ventre.
Gaby lui fit un signe de tête lorsqu’elle se leva puis reporta son attention vers le fleuve.
« Rocky, dit Bill, il y a quelque chose que…
— Non, l’interrompit-elle en levant les mains. Bordel, je voudrais un café. Je serais prête à tuer pour un café. »
Gaby se contraignit à sourire. Ils savaient depuis le temps que Cirocco était dure à la détente.
« Ce n’est pas drôle. C’est vrai. » Elle regarda sans le voir ce paysage aussi maussade et pourri que son humeur. « Laissez-moi donc une petite minute avant de commencer à m’assaillir de questions », leur dit-elle. Elle se débarrassa de ses vêtements collants et sauta dans l’eau.
C’était un peu mieux, mais sans plus.
Elle s’ébroua, debout dans l’eau, agrippée au rebord de l’embarcation et rêvant de savon lorsque son pied heurta quelque chose de glissant. Elle n’attendit pas de savoir de quoi il s’agissait et se hissa en vitesse par-dessus le plat-bord. Elle était debout devant eux, ruisselante. « Bon. Maintenant, qu’est-ce que vous me vouliez ? »
Bill indiqua la rive nord.
« Nous avons vu de la fumée dans cette direction. Tu dois l’apercevoir maintenant, à gauche de ce bouquet d’arbres. »
Cirocco se pencha hors du bateau et la vit : un fin ruban gris qui se détachait sur l’arrière-plan lointain de la paroi septentrionale.
« On accoste et on va y jeter un œil. »
Ce fut une corvée longue et épuisante, les genoux dans la vase au milieu des eaux stagnantes. Leur excitation monta lorsqu’ils eurent contourné le grand arbrabousier qui leur avait bouché la vue. Cirocco perçut malgré la puanteur de l’arbre l’odeur de la fumée et pressa le pas sur le sol glissant.
Il commençait à pleuvoir lorsqu’ils atteignirent le feu. Ce n’était pas une grosse pluie mais il faut dire que le feu n’était pas gros non plus. Il leur semblait que tout ce qu’ils pourraient en tirer serait de la suie sur les jambes.
L’incendie formait sur un hectare une tache irrégulière dont la lisière couvait capricieusement. Tandis qu’ils regardaient, la fumée vira du gris au blanc avec la pluie. Soudain, une langue de flamme lécha le pied d’un buisson à quelques mètres de là.
« Trouvez-moi quelque chose de sec, commanda Cirocco. N’importe quoi. Un peu de cette herbe, quelques brindilles. Vite, on va le perdre. » Bill et Gaby s’égaillèrent tandis que Cirocco s’agenouillait près du buisson pour souffler dessus. Ignorant la fumée qui lui piquait les yeux elle continua de souffler jusqu’à en avoir le vertige.