Ils eurent tôt fait d’avoir un fagot de bois relativement sec. Enfin elle put s’asseoir, certaine que le feu continuerait de brûler. Gaby poussa un cri et lança une branche dans les airs, si haut qu’elle disparut presque à la vue avant de retomber. Cirocco souriait à belles dents lorsque Bill la gratifia d’une bourrade dans le dos. C’était une petite victoire mais elle pouvait se révéler d’importance. Elle se sentait bien. Lorsque la pluie cessa, le feu brûlait toujours.
Le problème était : comment l’entretenir ?
Ils discutèrent pendant des heures, adoptant puis rejetant diverses solutions.
Il leur fallut le reste de la journée et la plus grande partie de la suivante pour mettre en œuvre leur plan. Ils confectionnèrent deux récipients à l’aide de l’argile humide qu’ils firent cuire avec précaution, puis firent sécher une grande quantité du bois qui brûlait le plus lentement. Une fois ceci réalisé, ils allumèrent un foyer dans chaque bol. Il semblait plus prudent d’en avoir un de secours. Le plan nécessitait qu’en permanence quelqu’un s’occupe du feu mais ils étaient prêts à le faire en attendant de trouver une meilleure solution.
Quand ils en eurent terminé c’était bientôt l’heure du sommeil. Cirocco voulait voir s’ils pourraient rejoindre la terre ferme car elle n’avait pas une confiance illimitée dans leurs dispositions pour le feu mais Bill suggéra de tuer d’abord du gibier.
« Je commence à en avoir vraiment marre de ces melons, leur dit-il. Le dernier que j’ai goûté était rance.
— D’accord, mais il n’y a plus de sourieurs. Je n’en ai pas vu un depuis des jours.
— Alors on abattra quelque chose d’autre. Il nous faut de la viande. »
Il était exact qu’ils ne mangeaient pas bien : les marais n’offraient pas à profusion les fruits qu’ils avaient pu trouver dans la forêt. La seule plante locale qu’ils avaient essayé de goûter ressemblait à de la mangue et leur donnait la diarrhée. Ce qui, à bord, était comparable au dernier cercle de l’enfer. Depuis lors ils s’étaient rabattus sur leurs provisions.
Ils décidèrent que les gros poissons de vase formaient une proie de choix. Comme tous les autres animaux qu’ils avaient rencontrés, ces poissons ne leur prêtaient guère attention. Toutes les autres espèces étaient soit trop petites et rapides, soit – à l’instar des anguilles géantes – trop grosses.
Le poisson de vase aimait reposer sur la vase, le nez enfoui, et se déplaçait en battant de la queue.
À eux trois ils eurent tôt fait d’en encercler un. C’était la première fois qu’ils voyaient de près cette créature. Cirocco n’en avait jamais vu d’aussi répugnante : Longue de trois mètres, le ventre plat, le dessus renflé depuis le museau camard jusqu’à la bizarre queue de cétacé horizontale. Le dos s’ornait d’une longue crête, flasque comme celle d’un coq mais couverte de mucosité. Elle se gonflait et s’aplatissait régulièrement.
« Es-tu certaine de vouloir manger ça ?
— S’il reste tranquille assez longtemps. »
Cirocco se trouvait quatre mètres devant le poisson de vase tandis que Bill et Gaby l’approchaient par les flancs. Chacun portait une épée taillée dans une branche de guirlande de Noël.
La bête avait un seul œil, de la taille d’une tourtière. Un coin de l’œil se souleva pour regarder dans la direction de Bill. Ce dernier se figea. Le poisson émit un reniflement.
« Bill, je n’aime pas ça.
— T’inquiète pas. Il a cligné, tu vois ? » Un flot de liquide s’écoulait d’un orifice au-dessus de l’œil ; c’était l’origine du reniflement entendu par Cirocco. « Il humidifie en permanence son globe oculaire : il est dépourvu de paupière.
— Si tu le dis. » Elle battit des bras et la créature détourna son regard obligeamment vers elle. Elle n’était pas certaine que ce fût un progrès, mais néanmoins elle s’approcha sur la pointe des pieds. Le poisson regarda ailleurs, d’un air de profond ennui.
Bill s’avança, se raidit et enfonça l’épée juste derrière l’œil ; il appuya. Le poisson eut un sursaut lorsque Bill lâcha l’épée pour s’écarter.
Rien ne se passa. L’œil ne bougeait plus et les organes sur le dos s’étaient immobilisés. Cirocco se détendit et vit que Bill souriait largement.
« Trop facile, dit-il. Quand donc ce coin va-t-il nous lancer un vrai défi ? » Il saisit la poignée de son épée et la retira. Un sang noir lui éclaboussa la main. Le poisson se cabra, la queue se replia vers le museau puis se détendit de biais en s’abattant sur la tête de Bill. Puis, après s’être habilement glissée sous son corps immobile, elle le projeta dans les airs.
Cirocco n’eut pas même le temps de repérer où Bill était retombé. Le poisson se cabra une nouvelle fois, cette fois-ci en équilibre sur le ventre, la queue et le museau en l’air. Elle voyait sa bouche pour la première fois. Ronde comme celle d’une lamproie, elle s’ornait d’une double rangée de dents qui tournaient en sens contraire en cliquetant. La queue frappa la vase et la bête sauta dans sa direction.
Elle plongea vers le sol, traçant un sillage de boue avec son menton. Le poisson tressautait derrière elle. Il s’arqua, projetant en l’air cinquante kilos de boue avec ses battements de queue désordonnés. L’éperon acéré fendit le sol devant son visage puis se releva pour une nouvelle tentative. Elle s’éloigna à quatre pattes, incapable de se relever sans glisser.
« Rocky ! Saute ! »
Ce qu’elle fit, en manquant se faire emporter le bras lorsque la queue frappa de nouveau le sol.
« Vite, vite ! il est derrière toi ! »
Un regard derrière elle lui révéla les dents rotatives. Elle n’entendait plus que leur monstrueux bourdonnement. Cette chose voulait la dévorer.
Elle était dans la fange jusqu’aux genoux et s’avançait vers l’eau profonde, ce qui ne semblait pas une bonne solution, mais si elle faisait mine de se retourner, la queue, à chaque fois, jaillissait de la vase. Bientôt le rideau d’eau croupie finit par l’aveugler. Elle dérapa et avant d’avoir pu se relever la queue lui frappait le coin du crâne. Elle ne perdit pas conscience mais ses oreilles carillonnaient lorsqu’elle se retourna en cherchant à saisir son épée : la vase l’avait engloutie. Le poisson n’était plus qu’à un mètre et se ramassait pour bondir et l’écraser lorsque Gaby jaillit en courant devant elle. Ses pieds touchaient à peine le sol. Elle plaqua Cirocco d’une manchette à lui ébranler les dents, le poisson sauta et tous les trois s’enfoncèrent de trois mètres dans la boue.
Cirocco réalisa dans un brouillard que son orteil touchait quelque chose de gluant et d’humide. Elle donna un coup de pied. Le poisson les fouetta de nouveau tandis que Gaby traînait Cirocco en nageant dans la boue. Puis elle la relâcha et Cirocco sortit la tête de l’eau, haletante.
Elle vit de dos Gaby qui affrontait la créature. La queue revint en arc de cercle à la hauteur du cou de Gaby, mortelle comme une faux, mais cette dernière plongea en tenant haut son épée. Celle-ci se brisa près de la garde mais son bord acéré avait profondément entaillé la nageoire. Le poisson n’eut pas l’air d’apprécier. Gaby sauta encore droit vers les hideuses mâchoires et atterrit sur le dos de la créature. Elle enfonça le tronçon de son arme dans l’œil et fouilla la blessure au lieu de retirer l’épée comme l’avait fait Bill. Le poisson se dégagea mais désormais ses mouvements n’étaient plus coordonnés. Il frappait furieusement le sol de sa queue tandis que Gaby attendait une nouvelle occasion de frapper.
« Gaby ! hurla Cirocco. Laisse ! Ne va pas te faire tuer. »
Gaby se retourna puis se précipita vers Cirocco.