Cirocco fit un pas et la Titanide porta la main à sa bouche puis la tendit en un geste vif.
« Attention ! lança-t-elle. Je vous en prie, faites attention. »
L’espace d’une seconde, Cirocco se demanda de quoi la créature voulait bien parler mais rapidement ce fut l’étonnement qui la pétrifia. La Titanide n’avait parlé ni anglais, ni russe, ni français, qui jusqu’à présent avaient été les seules langues qu’elle entendît.
« Que… » Elle s’interrompit pour s’éclaircir la gorge. Certains des termes requéraient une voix passablement aiguë. « Que se passe-t-il ? Sommes-nous en danger ? » Les questions étaient difficiles car nécessitant une appoggiature complexe.
« J’ai perçu votre existence, chanta la Titanide. J’ai senti que vous alliez sûrement tomber. Mais vous devez savoir ce qui est bon pour votre propre espèce. »
Gaby regardait Cirocco d’un drôle d’air.
« Que diable se passe-t-il ? lui demanda-t-elle.
— J’arrive à la comprendre », répondit Cirocco peu désireuse d’approfondir le sujet. « Elle nous a dit de faire attention.
— Attention à… mais comment ?
— Comment Calvin a-t-il compris les saucisses ? Quelque chose nous a trafiqué l’esprit, mon chou. Cela tombe à point nommé maintenant, alors tu la boucles. » Elle enchaîna avant qu’on ne lui pose d’autres questions dont elle savait qu’elle ignorerait les réponses.
« Êtes-vous le peuple des marais ? interrogea la Titanide. Ou bien venez-vous de la mer gelée ?
— Ni l’un ni l’autre, arpégea Cirocco. Nous avons franchi les marais pour atteindre la… la mer maléfique mais nous ne courons aucun danger. Et nous ne vous voulons aucun mal.
— Vous ne me ferez guère de mal, surtout si vous comptez gagner la mer maléfique, car vous mourrez. Vous êtres trop grandes pour des anges qui auraient perdu leurs ailes et trop sincères pour des créatures de la mer. Je confesse n’avoir jusqu’à présent jamais rencontré vos semblables.
— Nous… pourriez-vous nous rejoindre sur la plage ? Mon chant est faible ; le vent ne le porte pas.
— Je suis à vous en deux coups de queue.
— Rocky ! souffla Gaby. Attention, elle s’apprête à descendre ! » Elle se plaça devant Cirocco, son épée de verre dressée.
« Je le sais bien, dit Cirocco en agrippant le bras armé de Gaby. C’est moi qui le lui ai demandé. Écarte-moi ça avant qu’elle se méprenne sur nos intentions et tiens-toi à carreau. Je crierai s’il y a du danger. »
La Titanide descendit la falaise en marche avant, les bras écartés pour maintenir son équilibre. Elle dansait avec légèreté par-dessus la petite avalanche qu’elle avait déclenchée et bientôt trottinait dans leur direction. Ses pas résonnaient sur la roche avec un clopinement familier.
Elle mesurait trente centimètres de plus que Cirocco qui se surprit à reculer à son approche. Elle n’avait que rarement dans son existence rencontré femme plus grande qu’elle, mais cette créature de sexe féminin n’aurait pu être dépassée que par une basketteuse professionnelle. Vue de près, son étrangeté ressortait encore plus justement à cause de certains de ses traits, trop humains.
Les bandes rouges, orange et bleues que Cirocco avait crues naturelles étaient en vérité peintes. Elles formaient des motifs, principalement sur le visage et la poitrine. Quatre chevrons décoraient le ventre juste au-dessus de l’endroit où se serait trouvé le nombril, en eût-elle possédé un.
Le visage était assez large pour que le nez plat et la bouche puissante n’y détonnent pas. Elle avait des yeux immenses, considérablement écartés. Les iris en étaient d’un jaune vif, marqués de filets verts rayonnant des pupilles dilatées.
Ces yeux étaient si étonnants que Cirocco faillit ne pas remarquer le trait le plus inhumain de ce visage. Elle avait cru qu’il s’agissait de fleurs bizarres, accrochées derrière chaque oreille, mais il s’avéra que c’étaient les oreilles proprement dites. Elles pointaient au travers du casque de ses cheveux.
« Je me nomme Do-Dièse… », chanta-t-elle. C’était une série de notes dans la gamme de do-dièse.
« Qu’a-t-elle dit ? chuchota Gaby.
— Elle a dit qu’elle s’appelait… » et elle chanta son nom. La Titanide dressa les oreilles.
« Je ne peux pas l’appeler comme ça, protesta Gaby.
— Appelle-la Do-Dièse dans ce cas. Est-ce que tu vas la boucler et me laisser mener la conversation ? » Elle se tourna vers la Titanide.
« Mon nom est Cirocco, alias capitaine Jones, chanta-t-elle. Et voici mon amie, Gaby. »
Les oreilles s’abaissèrent et Cirocco faillit éclater de rire. Son expression n’avait pas changé mais les oreilles étaient plus qu’éloquentes.
« Simplement Si-Ro-Ko-A-Liaska-Pi-Ten-Djon’s ? » psalmodia-t-elle en imitant le ton monocorde de Cirocco. Lorsqu’elle soupira ses narines se dilatèrent avec force mais sa poitrine ne bougea pas. « C’est un nom bien long mais guère mélodieux, sans vouloir vous offenser. N’éprouvez-vous donc jamais de joie pour vous baptiser aussi tristement ?
— On choisit nos noms pour nous », chanta Cirocco, embarrassée sans savoir pourquoi. C’était un bien morne monocorde qu’elle offrait à la Titanide en comparaison de sa sémillante mélodie. « Notre langue n’est pas la vôtre et nos registres sont moins étendus. »
Do-Dièse rit, et cette fois son rire était absolument humain.
« Vous parlez d’une voix de pipeau, c’est vrai, mais je vous aime bien. J’aimerais vous inviter chez mon arrière-mère pour une fête en votre honneur, si cela vous agrée.
— Nous accepterions avec plaisir, malheureusement l’un de nous est sérieusement blessé. Et nous avons besoin d’aide.
— Laquelle est-ce ? » chanta-t-elle et ses oreilles battirent de consternation.
« Ni l’une ni l’autre, mais un troisième. Il s’est brisé l’os de l’une de ses jambes. » Au passage elle nota que le langage des Titanides possédait des pronoms masculins et féminins. Des fragments de chanson avec le sens de mère-mâle et mère-femelle et même de concepts encore plus improbables lui traversèrent l’esprit.
« Un os dans sa jambe », chanta Do-Dièse tandis que ses oreilles dansaient un ballet compliqué. « À moins que je ne me trompe, voilà qui est bien fâcheux pour des gens tels que vous qui ne pouvez vous en passer d’une. Je vais prévenir sur-le-champ la guérisseuse. » Elle leva sa crosse et chanta brièvement dans un petit bloc vert à son extrémité.
Les yeux de Gaby s’agrandirent.
« Elles ont la radio ? Rocky, explique-moi ce qui se passe.
— Elle vient de dire qu’elle appelait un médecin. Et que j’avais un nom monotone.
— Bill pourrait avoir besoin du médecin mais je doute qu’il soit inscrit au Conseil de l’ordre.
— Comme si je ne le savais pas, siffla-t-elle avec colère. Bill est vraiment mal en point, bon sang. Même si ce toubib n’a rien d’autre à offrir que des formules magiques et des remèdes de cheval, ça ne lui fera pas de mal de tenter le coup.
— Est-ce là votre langage ? demanda Do-Dièse. Ou bien auriez-vous des problèmes respiratoires ?
— C’est ainsi que nous parlons. Je…
— Je vous prie de me pardonner. Mon arrière-mère dit toujours que je devrais apprendre le tact. Je n’ai que… » Elle chanta le nombre vingt-sept suivi d’une unité de temps que Cirocco ne sut déchiffrer. « Et j’ai encore beaucoup à apprendre pour compléter les leçons des entrailles.
— Je comprends », chanta Cirocco qui n’y comprenait rien du tout. « Nous devons vous paraître étranges. Tout comme assurément vous l’êtes pour nous.