— Le suis-je ? » La tonalité de sa question trahissait qu’il s’agissait là pour Do-Dièse d’une idée entièrement neuve.
« Pour celui qui n’a jamais vu de vos semblables.
— Ce doit être comme vous le dites. Mais si vous n’avez jamais vu de Titanide, puis-je m’enquérir de quelle région de la vaste roue de l’univers vous provenez donc ? »
La façon dont son esprit traduisait le chant de Do-Dièse avait rendu perplexe Cirocco. Mais ce n’est qu’en l’entendant chanter qu’elle réalisa, en puisant dans les équivalents de ce terme en deux notes, que Do-Dièse s’exprimait dans le mode formaliste et poli, usant d’altérations microtonales, réservé à la conversation des jeunes avec leurs aînés. Elle revint à la gamme chromatique du mode informatif.
« Nous ne venons pas du tout de la roue. Par-delà les murs du monde, il existe un endroit plus vaste que vous ne pouvez pas voir…
— Oh ! Vous êtes de la Terre ! »
Elle n’avait pas dit Terre, pas plus qu’elle ne s’était baptisée Titanide. Mais l’impact du mot désignant la troisième planète du système solaire surprit Cirocco tout autant que si elle l’avait effectivement prononcé. Do-Dièse poursuivit et sa posture comme son attitude avaient changé en accord avec son passage dans un mode d’élocution scolaire – accordé au ton emprunté par Cirocco. Elle s’anima et si ses oreilles avaient été un rien plus larges, elle se serait mise à voleter dans les airs.
« Je suis confuse. Je croyais que la Terre était une fable pour les enfants qu’on se raconte autour des feux de camp. Et je pensais que les créatures terriennes ressemblaient aux Titanides. »
L’oreille nouvellement accordée de Cirocco buta sur ce dernier terme : elle se demanda s’il ne fallait pas le traduire par « hommes ». Comme dans l’expression : « Nous sommes des hommes, vous êtes des barbares. » Mais les sous-entendus chauvins étaient absents. Elle parlait des siens comme d’une espèce parmi tant d’autres sur Gaïa.
« Nous sommes les premiers à venir, chanta Cirocco. Je suis surprise que vous nous connaissez alors que nous ignorions tout de vous jusqu’à maintenant.
— Vous ne chantez donc pas nos exploits héroïques comme nous-mêmes chantons les vôtres ?
— Je crains que non. »
Do-Dièse regarda derrière elle. Une autre Titanide était apparue au sommet de l’escarpement. Elle ressemblait beaucoup à Do-Dièse, à part une différence troublante.
« C’est Si-Bémol… », chanta-t-elle, puis, avec un air coupable, elle repassa dans le mode formel.
« Avant qu’il n’arrive, il est une question qui me brûle l’âme depuis le premier instant où je vous ai vues.
— Il est inutile de me traiter comme un aîné, chanta Cirocco. Il se pourrait que vous soyez plus âgée que moi.
— Oh, non. J’ai trois ans en mesure terrestre. Ce que je désirerais savoir, en espérant que ma question n’est pas impudente, c’est comment vous faites pour tenir debout si longtemps sans vous flanquer par terre ? »
Chapitre 14.
Lorsque la seconde créature les rejoignit, la différence troublante remarquée un peu plus tôt par Cirocco apparut à l’évidence, et n’en fut que plus troublante. Entre ses jambes antérieures, là où Do-Dièse ne montrait qu’un triangle de poils, Si-Bémol arborait un pénis absolument humain.
« Doux Jésus », murmura Gaby en gratifiant Cirocco d’une bourrade.
« Vas-tu te taire ? dit Cirocco. Je suis assez énervée comme ça.
— Toi, énervée ? Et moi, alors ? Je ne comprends pas une note de ce que tu chantonnes. Mais c’est charmant, Rocky. Tu as un joli filet de voix. »
Mis à part ses attributs virils, Si-Bémol était pratiquement la réplique de Do-Dièse. L’une et l’autre possédaient des seins hauts et coniques, et une peau lisse et pâle. Les deux visages étaient vaguement féminins, imberbes, la bouche large. Si-Bémol arborait encore plus de peintures sur le corps, encore plus de fleurs dans les cheveux. Hormis ce détail et le pénis, il aurait été difficile de les distinguer.
L’extrémité d’une flûte en bois dépassait d’un repli charnu au niveau de son absence de nombril. C’était apparemment une poche.
Si-Bémol fit un pas et tendit la main. Cirocco recula et Si-Bémol, d’un mouvement vif, lui posa une main sur chaque épaule. Son effroi ne fut que passager, puis elle comprit qu’il avait partagé l’appréhension de Do-Dièse. Il avait cru qu’elle tombait à la renverse et ne voulait simplement que la rattraper.
« Tout va bien, chanta-t-elle nerveusement. Je suis capable de tenir debout toute seule. » Les mains étaient larges mais parfaitement humaines. Le toucher lui faisait une impression des plus bizarres : voir une créature impossible était autre chose que de sentir la chaleur de son corps. Ce qui lui rappela avec d’autant plus d’intensité qu’elle était en train d’établir le premier contact de l’humanité avec une intelligence étrangère. Il sentait la pomme et la cannelle.
« La guérisseuse ne va plus tarder. » Il lui chantait sur un ton d’égal à égal mais le mode restait formel. « Entre-temps, avez-vous mangé ?
— Nous vous aurions volontiers offert nous-mêmes de la nourriture, chanta Cirocco, mais pour tout dire, nous avons épuisé nos provisions.
— Et mon avant-sœur ne vous a rien offert ? » Si-Bémol gratifia Do-Dièse d’un regard désapprobateur et celle-ci baissa la tête. « Elle est impulsive et curieuse, mais guère réfléchie. Je vous prie de la pardonner. » Les termes qu’il employait pour décrire ses rapports avec Do-Dièse étaient complexes. Cirocco disposait du vocabulaire mais manquait de référentiel.
« Elle s’est montrée des plus aimables.
— Son arrière-mère sera ravie de l’entendre. Vous joindrez-vous à nous ? J’ignore vers quel genre de nourriture vont vos préférences mais si vous trouvez quelque chose à votre goût, servez-vous. »
Il fouilla dans sa poche – celle-ci, en cuir, passée autour de sa taille, et non son appendice naturel – pour en extraire un gros objet brun-rouge, qui ressemblait à un jambon fumé. Il le tenait comme un pilon de dinde. Les deux Titanides s’assirent, repliant leurs jambes avec aisance ; Cirocco et Gaby firent donc de même, opération que les Titanides observèrent avec le plus grand intérêt.
On fit circuler la pièce de viande. Do-Dièse sortit plusieurs douzaines de pommes vertes. Les Titanides les engouffraient entières : un craquement, et elles avaient disparu.
Gaby fronça les sourcils en contemplant le fruit. Elle regarda Cirocco avec un air dubitatif tandis qu’elle en goûtait une bouchée. Il avait un goût de pomme verte. L’intérieur était blanc et juteux, avec de petits pépins marron.
« Nous éclaircirons peut-être tout ceci plus tard, dit Cirocco.
— J’aimerais autant avoir quelques explications tout de suite, rétorqua Gaby. Personne n’ira jamais croire que nous nous sommes tapé des pommes d’api vertes en compagnie de centaures roses. »
Do-Dièse se mit à rire : « Celle qui se nomme Ga-Bi chante un air amusant.
— Elle me parle ?
— Elle apprécie ton chant. »
Gaby eut un sourire timide. « Ce n’est rien en comparaison de tes tirades wagnériennes. Comment fais-tu pour les comprendre ? Et comment expliquer leur aspect ? J’ai entendu parler d’évolution parallèle mais rien qu’au-dessus de la ceinture ? Des humanoïdes, je pourrais y croire. J’étais prête à tout, des grosses masses de gelée aux araignées géantes. Mais ceux-là nous ressemblent trop.
— Pourtant la plus grande partie de leur individu n’a strictement aucun rapport avec nous.
— Exact ! dit Gaby, criant à nouveau. Mais considère leur visage. Élimine les oreilles d’âne. La bouche est large, les yeux sont énormes et le nez donne l’impression d’avoir été écrasé à coups de pelle, mais l’ensemble reste dans la gamme de ce qu’on peut trouver sur Terre. Regarde plus bas, maintenant, si ça ne te gêne pas. » Elle frissonna. « Regarde simplement ceci et je te défie de nier qu’il s’agit d’un pénis humain.