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Lorsqu’on lui demandait ce qu’il avait fait, il se contentait de répondre par « survivre ». Cirocco n’en doutait pas mais se demandait simplement ce qu’il entendait par là. Il balayait son expérience de privation sensorielle en expliquant qu’il s’était inquiété au début mais s’était calmé une fois qu’il eut compris la situation.

Cirocco, là non plus, n’était guère satisfaite par une telle explication.

Au début, elle se réjouit d’avoir enfin quelqu’un qui fût, semblait-il, aussi peu affecté qu’elle. Gaby geignait toujours dans son sommeil. Bill avait des trous de mémoire, quoiqu’il se remît lentement. August faisait de la dépression chronique à tendance suicidaire. Calvin était heureux mais préférait la solitude. Gene et elle étaient les deux seuls en apparence relativement inchangés.

Elle savait pourtant que le mystère l’avait touchée lors de son séjour dans l’obscurité : elle était capable de chanter aux Titanides. Elle sentait que Gene avait dû subir plus qu’il n’en voulait bien révéler et se mit donc à en guetter des indices.

Il souriait tout le temps. Ne cessait d’assurer qu’il se sentait en pleine forme, même lorsqu’on ne lui demandait rien. Il était amical. Par moments, il en faisait trop, mais en dehors de ça il semblait parfaitement normal.

Elle décida d’aller le trouver pour tenter une fois encore de parler avec lui de ses deux mois d’absence.

Elle aimait Titanville.

Il faisait bon sous les arbres : comme dans Gaïa la chaleur provenait du sol, les frondaisons avaient un effet de serre. C’était une chaleur sèche ; pieds nus et en chemisette légère, Cirocco se trouvait parfaitement à l’aise. Les rues étaient plaisamment éclairées par des lanternes en papier qui lui rappelaient leurs homologues japonaises. Le sol était de terre battue, humidifié par des plantes appelées arrosettes qui vaporisaient leurs gouttelettes une fois par révolution. Lorsque le phénomène se produisait l’air embaumait comme la nuit d’été après une averse. Les haies étaient surchargées de fleurs au point qu’une pluie de pétales en tombait en permanence. Elles s’accommodaient sans problème de l’obscurité permanente.

Les Titanides n’avaient jamais entendu parler d’urbanisme. Les habitations étaient éparpillées au hasard sur et sous le sol, et jusque dans les arbres. Les routes se dessinaient au gré de la circulation. Pas de balisage ni de noms de rues : un plan de la ville aurait rapidement été recouvert de corrections à mesure que de nouvelles constructions s’édifiaient au beau milieu des chemins, contraignant les piétons à se frayer un passage au travers des haies, jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre fût établi.

Tout le monde avait pour la saluer un refrain amical :

« Hello, le monstre terrien ! Toujours en équilibre, à ce que je vois ! »

« Eh, regardez ! voilà le bipède bizarre. Viens donc festoyer avec nous Si-Ro-Co. »

« Désolé, les amies, chantait-elle. J’ai du boulot. Auriez-vous vu le Maître-Chanteur en-Do-Dièse ? »

Elle s’amusait à traduire ainsi leurs chants bien qu’en titanide des termes comme « monstre » ou « bizarre » n’eussent contenu aucune insulte.

Mais l’invitation à festoyer était bien difficile à décliner. Après deux mois d’un régime de viande crue et de fruits fades, la nourriture des Titanides paraissait trop bonne pour être vraie. La cuisine était leur art majeur et les humains, à quelques rares exceptions près, pouvaient ingurgiter les mêmes aliments que les Titanides.

Elle découvrit le bâtiment qu’elle appelait mairie plus par hasard que par dessein : elle s’était fréquemment arrêtée pour demander son chemin (première à gauche, puis seconde à droite, puis en contournant le… non, par là c’est bloqué depuis le dernier kilorev, n’est-ce pas ?). Les Titanides comprenaient peut-être le plan mais elle, elle s’en croyait à jamais incapable.

C’était la mairie tout simplement parce que Maître-Chanteur y habitait et qu’il représentait pour les Titanides le plus proche équivalent d’un chef. À vrai dire, c’était un chef militaire, mais même ces fonctions étaient limitées. C’était lui qui avait amené les renforts le jour de la bataille contre les anges. Mais depuis, il se comportait comme tout un chacun.

Cirocco avait eu l’intention de lui demander s’il savait où trouver Gene, mais ce n’était plus nécessaire : Gene était déjà là.

« Rocky, content de te voir passer », lui dit-il en se levant pour lui passer le bras sur l’épaule. Il lui déposa sur la joue un baiser furtif, ce qui l’irrita.

« Maître-Chanteur et moi, étions justement en train de discuter de certains points susceptibles de t’intéresser.

— Vous… tu sais leur parler ?

— Son phrasé est épouvantable, chanta Maître-Chanteur sur le délicat mode éolien ; il a l’accent des habitants de Crios. Sa voix ne se pose pas convenablement et son oreille est plus accoutumée aux… comment dirais-je ?… vocables sans modulation qui sont dans vos cordes. Mais nous parvenons à chanter ensemble, avec un peu d’habitude.

— J’en ai compris une partie, chanta Gene en riant. Il croit pouvoir parler à mon insu, comme lorsqu’on épelle les mots devant un bébé.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt, Gene ? demanda Cirocco en cherchant son regard.

— Je ne pensais pas que c’était important, dit-il avec insouciance. J’ai bien dû recevoir la même dose que toi mais chez moi cela n’a pas aussi bien pris.

— Je voulais simplement que tu m’en parles, voilà tout.

— Je suis désolé, ça te va ? » Il semblait irrité et elle se demanda s’il avait effectivement compté le lui dire. Quoiqu’il n’eût pu le cacher plus longtemps.

« Gene était en train de me dire des choses passionnantes, intervint Maître-Chanteur. Il a tracé des lignes partout sur ma table mais je crains qu’elles ne me soient guère explicites. J’aimerais comprendre et je prie pour que la qualité de votre chant dissipe les ténèbres.

— Ouais, Rocky, jette donc un œil. Cet abruti de putain de baudet ne veut rien piger. »

Cirocco le fusilla du regard avant de se détendre en se souvenant que Maître-Chanteur ne comprenait pas l’anglais. Elle jugeait néanmoins l’intervention aussi impolie que puérile : la Titanide n’était certainement pas stupide.

Maître-Chanteur était assis près d’une de ces tables basses que les Titanides affectionnaient. Il avait une toison orange pâle, longue de quelques centimètres, qui le recouvrait entièrement sauf sur le visage. La peau était brun chocolat. Ses yeux gris clair soulignaient des traits qu’au premier abord on pouvait croire identiques chez toutes les Titanides mais qui semblaient maintenant à Cirocco aussi variés que ceux des êtres humains. Elle pouvait à présent les distinguer sans tenir compte de leur couleur.

Mais ces traits restaient féminins. Elle ne pouvait se défaire de ce conditionnement culturel, même lorsque le pénis était visible.

Gene s’était servi de peintures corporelles pour dresser une carte sur la table de Maître-Chanteur. Deux lignes parallèles couraient d’est en ouest tandis que des perpendiculaires découpaient l’espace en rectangles. C’était un développement de la couronne intérieure de Gaïa, vue de dessus.

« Voici Hypérion, expliqua-t-il en pointant un doigt maculé de teinture rouge. À l’ouest, Océan, à l’est… comment l’appelles-tu déjà ?

— Rhéa.

— C’est ça. Puis vient Crios. Les câbles de soutènement partent d’ici, d’ici et d’ici. Les Titanides vivent dans l’est d’Hypérion et l’ouest de Crios. Mais il n’y a pas d’anges à Rhéa. Sais-tu pourquoi, Rocky ? Parce qu’ils vivent dans les rayons.