Au fond de chaque sillon coulait un petit ruisseau. Ce n’était qu’un filet d’eau mais le courant, rapide, avait creusé de profondes saignées dans la terre en longeant la pente du câble. Cirocco supposait qu’ils devaient tomber ensuite en cascades, quelque part vers le sud-ouest.
Gaïa se montrait aussi prolifique qu’au niveau du sol : la majeure partie des arbres portaient des fruits et grouillaient d’une faune arboricole. Parmi celle-ci, Cirocco reconnut une créature lymphatique de la taille d’un lapin qui était comestible et facile à tuer.
Avant la fin de la deuxième heure, elle comprit que ses compagnons avaient raison. Elle le sut lorsqu’une crampe la prit au mollet, la jetant pantelante sur le sol tiède.
« Ne le dites pas, bon sang. »
Gaby souriait largement. Avec sympathie, certes, mais au fond d’elle-même pas mécontente.
« C’est la pente. Elle n’a pas l’air si dure que ça ; tu as raison, question poids. Mais elle est tellement raide qu’il faut grimper sur la pointe des pieds. »
Gene s’assit près d’elle, le dos à la pente. Par une éclaircie entre les arbres ils pouvaient découvrir en partie Hypérion, attirant et baigné de lumière.
« La masse pose également un problème, dit-il. Il faut presque que je marche le nez collé au sol pour pouvoir avancer.
— J’ai mal à la plante des pieds, renchérit Gaby.
— Moi aussi », reconnut Cirocco, d’un ton misérable. La douleur s’atténuait maintenant qu’elle se massait la jambe mais ne tarderait pas à revenir.
« C’est sacrément trompeur, dit Gene. Peut-être qu’on y arriverait mieux à quatre pattes. Nous faisons trop travailler les cuisses et l’arrière de la jambe. Il faudrait les mettre en extension.
— Bien vu. Et cela nous ferait de l’entraînement pour la partie verticale. Là, il faudra faire surtout travailler les bras.
— Vous avez raison tous les deux, dit Cirocco. J’ai trop forcé. Il va falloir faire halte plus souvent. Gene, voudrais-tu me sortir la trousse médicale ? »
Elle contenait divers remèdes contre les rhumes et les fièvres, des fioles de désinfectant, des pansements, une réserve de cet anesthésiant spécifique qu’avait utilisé Calvin pour les avortements – et même un sac empli de baies aux vertus stimulantes. Cirocco les avait testées. Il y avait aussi un manuel de premier secours rédigé par Calvin pour qu’ils sachent se débrouiller face aux problèmes allant du saignement de nez à l’amputation. La trousse comportait enfin un pot rond contenant un onguent violet donné par Maître-Chanteur pour « soigner les douleurs de la route ». Elle remonta sa jambe de pantalon pour s’en frictionner en espérant que le remède serait aussi efficace pour les humains que pour les Titanides.
« Prête ? » Gene était debout, il ajustait son sac à dos.
« Je crois que oui. Tu prends la tête. Ne va pas aussi vite que moi ; je te dirai si l’allure est trop rapide pour moi. On s’arrêtera dans vingt minutes ; dix minutes de pause.
— T’as pigé. »
Un quart d’heure plus tard, Gene avait des crampes. Il poussa un cri, arracha sa botte et massa son pied nu.
Cirocco profita de l’occasion pour se reposer. Elle s’allongea et fouilla dans sa poche pour y dénicher le pot d’onguent puis, roulant sur le dos, elle le tendit à Gene, au-dessus d’elle. Adossée à son sac elle était assise presque debout, jambes ballant sur la pente. À ses côtés, Gaby n’avait même pas pris la peine de se retourner.
« Un quart d’heure de marche, un quart d’heure de repos.
— Comme tu voudras, c’est toi la patronne, soupira Gaby. Je me ferai écorcher vive pour toi, je grimperai jusqu’à ce que mes pieds et mes mains ne soient plus que des plaies sanglantes. Et quand je mourrai, écrivez simplement sur ma tombe que je suis morte en soldat. Bottez-moi le train quand vous serez prêts à repartir. » Elle se mit à ronfler bruyamment et Cirocco rigola. Gaby ouvrit un œil méfiant puis rit à son tour.
« Que dirais-tu de : Ci-gît une astronaute ? suggéra Cirocco.
— Elle n’a fait que son devoir, proposa Gene.
— Franchement, renifla Gaby. Il n’y a plus de romantisme. Demandez à quelqu’un votre épigraphe et qu’obtenez-vous ? Des blagues. »
Ce fut lors de la pause suivante que Cirocco eut une nouvelle crampe. Des crampes, plutôt, car cette fois-ci, les deux jambes étaient touchées. Ça n’avait rien de drôle.
« Eh, Rocky, dit Gaby en lui effleurant l’épaule d’une main hésitante. Il est idiot de se crever ainsi. Prenons une heure de repos, cette fois-ci.
— C’est complètement ridicule, parvint à grommeler Cirocco. Je suis à peine vannée. Simplement, je n’arrive pas à rester posée sur le cul. Elle jeta un œil soupçonneux vers Gaby. Mais comment fais-tu donc pour ne pas attraper de crampes ?
— Je tire au flanc, reconnut Gaby sans se démonter. J’arrime une corde à ce cul sur lequel tu ne veux pas te poser et je te laisse faire le mulet. »
Cirocco ne put retenir un faible rire.
« Il va bien falloir que je m’y fasse. Tôt ou tard je finirai par aller mieux. Les crampes ne vont pas me tuer.
— Non, mais je n’aime pas te voir mal en point.
— Et si l’on optait pour dix minutes de marche et vingt de repos ? suggéra Gene. En attendant de faire mieux.
— Non. Quinze minutes debout, à moins que l’un d’entre nous ne craque avant. Puis repos pour une durée équivalente, ou dès que l’on est en état de repartir. On fait ça pendant huit heures… » Elle consulta sa montre. « Ce qui nous laisse encore cinq heures. Et puis on pose le camp. »
Gaby soupira. « Prends le commandement, Rocky. C’est ta spécialité. »
Ce fut affreux. Cirocco souffrait toujours le plus quoique Gaby éprouvât à son tour des crampes.
Le baume des Titanides les soulageait mais ils devaient l’utiliser avec parcimonie. Chacun transportait une trousse de secours et la réserve de Cirocco était déjà épuisée. Elle espérait encore ne pas avoir à s’en servir, passés les premiers jours du voyage, mais elle aimait autant en garder une réserve pour l’ascension de l’intérieur du rayon. Après tout la douleur n’était pas intolérable. Lorsqu’une crampe la prenait elle était bonne pour pousser un cri, s’asseoir et attendre que ça se passe.
À la fin de la septième heure, elle était revenue sur son opinion, quelque peu ennuyée par sa propre obstination : un peu comme si elle avait voulu se prouver que Bill avait raison en se forçant à la ténacité, en allant jusqu’à ses limites et même en les dépassant.
Ils dressèrent leur camp au fond d’une ravine, ramassèrent du bois pour le feu mais ne prirent même pas la peine de monter les tentes. L’air était chaud et lourd mais les flammes étaient bienvenues dans l’obscurité croissante. Ils s’assirent autour à distance confortable et se dévêtirent, pour rester avec leurs sous-vêtements bariolés.
« Tu ressembles à un paon, remarqua Gene en prenant une lampée de vin.
— Un paon complètement crevé, soupira Cirocco.
— À ton avis, Rocky, combien a-t-on fait ? demanda Gaby.
— Difficile à dire. Quinze kilomètres ?
— Ça recoupe mon estimation, confirma Gene : j’ai compté nos pas pour franchir deux crêtes et j’en ai fait la moyenne. Puis j’ai relevé le nombre de ravines traversées.
— Les grands esprits se rencontrent, dit Cirocco. Quinze aujourd’hui, vingt demain. Nous aurons atteint le toit en cinq jours. » Elle s’étira, les yeux tournés vers le feuillage aux couleurs changeantes au-dessus d’elle.
« Gaby, c’est toi qui t’y colles. Fouille dans ce sac et concocte-nous de quoi bouffer. Je me sens capable d’avaler une Titanide. »