Ils ne parcoururent pas vingt kilomètres le lendemain ; ni même dix.
Ils s’éveillèrent les jambes endolories. Cirocco était si raide qu’elle ne pouvait plier les genoux sans gémir. Ils préparèrent le petit déjeuner et replièrent le camp en titubant, avec des mouvements d’octogénaires, puis se contraignirent à faire quelques mouvements d’assouplissement et d’extension.
« Je sais que ce sac est plus léger de quelques grammes, gémit Gaby en l’endossant. Je l’ai déjà soulagé de deux rations.
— Le mien a pris vingt kilos, se plaignit Gene.
— Putain de putain de putain. Allez, bande de macaques. Vous voulez gagner la vie éternelle ?
— La vie ? Tu appelles ça une vie ? »
La seconde nuit, ne survint que cinq heures seulement après la première parce que Cirocco en avait ainsi décidé.
« Merci à toi, ô Grande Maîtresse du Temps, soupira Gaby en s’étendant sur son sac de couchage. Avec un effort, on va peut-être établir un nouveau record : la journée de deux heures. »
Gene se laissa tomber à côté d’elle.
« Dès que tu auras fait partir le feu, Rocky, j’irai nous couper une demi-douzaine de ces filets de steak végétal. En attendant, marche doucement, veux-tu ? Quand tes genoux grincent tu me réveilles. »
Les mains sur les hanches, Cirocco les fusilla du regard.
« Alors, c’est ainsi que ça se passe, hein ? Je vais vous annoncer quelque chose, vous deux : vous êtes dégradés.
— A-t-elle dit quelque chose, Gene ?
— Rien entendu. »
Cirocco boitilla aux alentours pour ramasser du bois pour le feu. S’agenouiller pour l’allumer se révéla un problème passablement complexe – un qu’elle n’était pas certaine de pouvoir résoudre. L’opération l’obligeait à forcer ses articulations maltraitées sous des angles qu’elles refusaient obstinément de prendre.
Au bout du compte, les steaks végétaux finirent par griller dans leur jus et Gene et Gaby s’approchèrent, attirés par l’odeur de ce mets divin.
Cirocco eut tout juste la force de recouvrir les braises d’un coup de pied et de dérouler son sac de couchage. Elle dormait déjà avant de s’y être allongée.
Le troisième jour s’avéra moins terrible que le second, tout comme l’on peut estimer que le grand incendie de Chicago fut moins terrible que le séisme de San Francisco.
Ils mirent un peu moins de huit heures pour parcourir dix kilomètres d’un terrain de plus en plus escarpé.
À l’issue de l’épreuve, Gaby nota qu’elle ne se sentait plus vieille de quatre-vingts ans. Elle s’en sentait soixante-dix-huit.
Il paraissait nécessaire d’adopter une nouvelle tactique. La pente croissante rendait la marche, même à quatre pattes, difficile. Leurs pieds dérapaient et ils devaient s’aplatir au sol, bras et jambes écartés, pour éviter de glisser en arrière.
Gene suggéra qu’à tour de rôle chacun grimpe le plus haut possible avec la corde pour l’attacher au tronc d’un arbre. Les deux autres, restés derrière, n’auraient alors plus qu’à se hisser tranquillement à la force des poignets. Celui qui passait devant devrait fournir un effort pendant dix minutes, mises à profit par les autres pour se reposer, puis il aurait deux tours pour récupérer. Ce qu’ils firent, par étapes de trois cents mètres.
Cirocco regarda le ruisseau qui coulait près de leur camp en rêvant d’un bon bain. Puis elle se ravisa. Ce dont elle avait envie, c’était de manger. Tout en grommelant, Gene prit son tour derrière les fourneaux.
Elle eut toutefois la présence d’esprit de vérifier dans son havresac le niveau des provisions avant de s’évanouir.
Le quatrième jour ils firent vingt kilomètres en dix heures et c’est à la fin de cette journée que Gene sauta sur Cirocco.
Ils avaient monté le camp là où le ruisseau qu’ils suivaient était assez large pour permettre un bain et Cirocco s’était dévêtue pour s’y plonger sans y réfléchir plus avant. Elle aurait bien voulu avoir du savon mais le sable fin du fond pouvait aisément le remplacer. Bientôt Gaby et Gene l’eurent rejointe. Puis Gaby ressortit pour aller cueillir des fruits, sur les ordres de Cirocco. Comme ils n’avaient pas de serviette elle s’était accroupie toute nue près du feu et c’est à ce moment que Gene l’enlaça.
Elle sursauta, éparpillant les braises incandescentes, et repoussa les mains qui lui caressaient les seins.
« Eh ! arrête ça ! » Elle se débattit et s’écarta de lui. Gene n’était pas du tout démonté.
« Allons, Rocky. Ce n’est pas comme si on ne s’était jamais touchés avant.
— Ah ouais ? Eh bien, je n’aime pas qu’on me saute dessus. Garde tes mains près de toi. »
Il eut l’air exaspéré. « Tu crois que ça va se passer comme ça ?
Que suis-je censé faire avec deux femmes nues qui me tournent autour ? »
Cirocco saisit ses vêtements.
« J’ignorais que la vue d’une femme nue te faisait perdre tout contrôle. Je tâcherai de m’en souvenir.
— Maintenant tu es en colère.
— Non, je ne suis pas en colère. Il va nous falloir vivre côte à côte pendant un bout de temps et se mettre en colère n’arrangerait rien. » Elle pressionna sa chemise et le jaugea avec méfiance puis au bout d’un moment elle s’occupa du feu en prenant bien soin de s’asseoir en face de lui.
« Tu es quand même fâchée. Tu me prêtes des intentions.
— Ne me saute pas dessus, c’est tout.
— Je t’enverrais volontiers des roses et des bonbons mais ce n’est guère faisable. »
Elle sourit et se détendit un brin. Voilà qui ressemblait plus au vieux Gene, ce qui était un gros progrès comparé à la lueur qu’elle avait pu lire dans son regard quelques instants plus tôt.
« Écoute, Gene. Nous n’avons pas formé le plus merveilleux des couples à bord du vaisseau, et tu le sais bien. Je suis crevée, j’ai faim, et je me sens toujours aussi crasseuse. Tout ce que je peux te promettre c’est que lorsque je me sentirai prête à quoi que ce soit, je te le ferai savoir.
— C’est de bonne guerre. »
Ils n’échangèrent plus une parole tandis que Cirocco poussait le feu, en prenant soin qu’il ne déborde du petit foyer creusé dans la terre.
« Est-ce que tu… Y a-t-il quelque chose entre Gaby et toi ? »
Elle rougit mais elle espérait qu’à la lueur des flammes il ne l’avait pas remarqué.
« Ça ne te regarde pas.
— J’ai toujours pensé qu’elle était un peu lesbienne, poursuivit-il en hochant la tête. Je ne croyais pas que tu l’étais aussi. »
Elle prit une profonde inspiration et l’observa attentivement. Les ombres fluctuantes rendaient indéchiffrable son visage couvert d’une barbe blonde.
« Es-tu en train de m’asticoter délibérément ? Je t’ai dit que ça ne te regardait pas.
— Si tu ne te gouinais pas avec elle, tu aurais simplement répondu non. »
Mais que se passait-il ? se demanda-t-elle. Pourquoi sa remarque lui donnait-elle des frissons ? Gene avait toujours fait preuve d’une logique d’entêté dans ses relations avec les gens. Il refrénait soigneusement sa bigoterie pour la rendre socialement acceptable – sinon on ne l’aurait jamais sélectionné pour la mission vers Saturne. Il mettait joyeusement les pieds dans le plat avec toutes ses relations et s’étonnait ensuite avec candeur lorsque les gens se vexaient de son manque de tact. C’était un trait de caractère assez répandu mais suffisamment maîtrisé, compte tenu de son profil psychologique, pour être tout juste taxé d’excentricité.
Alors pourquoi se sentait-elle si mal à l’aise lorsqu’il la regardait ?