« Je ferais mieux de t’affranchir avant que tu ne blesses Gaby. Elle est tombée amoureuse de moi. C’est sans doute en rapport avec son isolation ; je suis la première personne qu’elle ait rencontrée ensuite et elle a fait sur moi cette fixation. Je crois qu’elle s’en sortira parce qu’elle n’a jamais eu de tendances nettement homosexuelles. Ni hétérosexuelles, d’ailleurs.
— Elle les dissimulait, suggéra-t-il.
— En quelle année sommes-nous ? En mille neuf cent cinquante ? Tu m’étonnes, Gene. Tu ne caches rien aux tests de la NASA. Elle a eu une relation homosexuelle, c’est sûr. Moi aussi ; toi également : j’ai lu ton dossier. Tu veux que je te rappelle ton âge lorsque ça s’est produit ?
— Je n’étais qu’un gosse. En revanche, je pourrais te parler de ses réactions lorsqu’on a fait l’amour : rien, tu te rends compte ? Je parierais que ça se passe autrement entre vous deux.
— Nous ne… » Elle s’interrompit en se demandant comment il avait pu la mener jusque-là.
« Cette discussion est terminée. Je ne veux pas en parler et d’ailleurs, voici Gaby. »
Elle approcha du feu et déposa près de Cirocco un panier empli de fruits. Elle s’accroupit puis les observa l’un et l’autre, pensive. Elle se releva pour enfiler ses vêtements.
« Est-ce que mes oreilles sifflent ou bien est-ce mon imagination ? »
Gene et Cirocco se tinrent cois et Gaby soupira.
« Et nous voilà repartis. Je commence à croire ceux qui affirment que les missions spatiales habitées coûtent plus qu’elles ne rapportent. »
Au cinquième jour, ils avaient définitivement pénétré dans l’obscurité. Seule les éclairait maintenant la lumière spectrale reflétée par les zones diurnes qui les surplombaient de part et d’autre. C’était peu, mais suffisant.
Le sol était nettement plus escarpé, la couche de terre beaucoup plus mince. Ils marchaient souvent à même le câble tiède qui leur offrait une prise plus sûre. Ils avaient maintenant pris l’habitude de s’encorder en prenant toujours soin de vérifier que celui qui grimpait était assuré par les deux autres.
Même à cette altitude, la flore de Gaïa n’avait pas renoncé : des arbres massifs étalaient leurs racines sur le câble, s’accrochant avec ténacité par leurs stolons glissés sous la surface. Les efforts qu’ils déployaient pour survivre dans un milieu si inhospitalier leur avaient ôté toute beauté. Décharnés et solitaires, leurs troncs translucides luisaient d’une pâle lumière intérieure ; leurs feuilles étaient quasiment invisibles. Par endroits, les racines pouvaient tenir lieu d’échelle aux grimpeurs.
À la fin de la journée, ils avaient au total parcouru soixante-dix kilomètres en ligne droite et s’étaient rapprochés de cinquante du moyeu. Les arbres étaient suffisamment clairsemés pour leur révéler qu’ils avaient dépassé le niveau du toit : ils s’enfonçaient maintenant sous le surplomb de la paroi du rayon dont la cloche s’ouvrait au-dessus de Rhéa. En se retournant ils apercevaient Hypérion en dessous d’eux, comme s’ils chevauchaient un cerf-volant arrimé par un filin monstrueux à ce socle rocheux nommé la Porte des Vents.
C’est au matin du sixième jour qu’ils virent scintiller le château de cristal. Cirocco et Gaby restèrent accroupies à l’observer au milieu d’un lacis de racines tandis que Gene montait avec la corde jusqu’au pied de la structure.
« Peut-être est-ce l’endroit, dit Cirocco.
— Tu veux dire le départ de ton ascenseur ? renifla Gaby. Si c’est le cas je veux bien faire du patin à roulettes sur une balustrade en carton. »
L’ensemble évoquait un village fortifié méditerranéen mais construit en sucre candi, vieux d’un million d’années et à moitié fondu. Dômes et balcons, arches, contreforts et arcs-boutants, toits en terrasse, comme en équilibre sur des étagères branlantes, s’écoulant tel un sirop débordant d’un pot et tout de suite figé. De hautes tours s’élevaient de guingois : des crayons dans un pot, minces et fuselés. Dans les angles scintillaient des amoncellements de neige ou peut-être de sucre glace pastel.
« C’est une carcasse vide, Rocky.
— Je le vois bien. Mais laisse-moi mes illusions, veux-tu ? »
Le château menait une lutte silencieuse contre des lianes blanches et filandreuses. Un combat qui avait en apparence débouché sur un statu quo ; la forteresse avait subi des dommages irréparables mais lorsque Cirocco et Gaby eurent rejoint Gene elles sentirent sous leurs pas céder les lianes sèches, mortes.
« On dirait de l’alfa », remarqua Gaby en arrachant une poignée d’herbe.
« Mais en plus grand. »
Gaby haussa les épaules. « Gaïa ne se préoccupe pas de construire à l’économie.
— Il y a une porte, là-haut, annonça Gene. Vous voulez entrer ?
— Ben tiens. »
Il restait un espace dégagé large de cinq mètres entre le rebord du surplomb et la muraille du château. Non loin s’ouvrait une arcade à peine plus haute que la taille de Cirocco.
« Ouaou ! haleta Gaby en s’appuyant au mur. Il y a presque de quoi attraper le vertige à marcher sur un sol horizontal. J’avais perdu l’habitude. »
Cirocco alluma une lampe et suivit Gene sous l’arcade et dans une galerie des glaces.
« On ferait mieux de rester ensemble », prévint-elle.
Cette précaution ne semblait pas superflue : même si les surfaces n’étaient pas entièrement réfléchissantes, l’endroit n’était pas sans rappeler les palais de glace des fêtes foraines. Tout autour d’eux, les murs leur révélaient des salles dont les murs à leur tour s’ouvraient sur de nouvelles salles.
« Comment sort-on une fois qu’on est entré ? » demanda Gaby.
Cirocco lui indiqua le sol. « Suivons nos traces de pas.
— Ah ! que je suis bête ! » Gaby se pencha pour examiner la fine poudre qui recouvrait le plancher. Dans la poussière se trouvaient éparpillés des débris plus larges, lisses et plats.
« Du verre pilé, dit-elle. Ne vous cassez pas la figure. »
Gene hocha la tête. « C’est aussi ce que j’ai cru au début mais ce n’est pas du verre. Ce matériau est aussi mince qu’une bulle de savon et ne peut pas être coupant. » Et, s’approchant d’un mur, il le pressa doucement du plat de la main. Le mur tomba en morceaux avec un petit bruit cristallin. Gene prit au vol l’un des débris et le broya dans sa main.
« Combien de ces murs pourrais-tu démolir avant que l’étage du dessus nous tombe sur le crâne ? » s’inquiéta Gaby en désignant le niveau supérieur.
« Un bon paquet, je crois. Regardez : cet endroit est un labyrinthe mais il n’était pas ainsi à l’origine. Nous avons traversé certaines cloisons uniquement parce que quelque chose les avait déjà défoncées. Mais c’était en fait un empilement de cubes sans aucune possibilité d’accès. »
Gaby et Cirocco s’entre-regardèrent.
« Comme l’édifice que nous avons découvert sous le câble », remarqua Gaby et elle le décrivit à Gene.
« Mais qui construirait des bâtiments avec des pièces dont on ne peut ni entrer ni sortir ? demanda Gaby.
— Le nautile cloisonné, répondit Gene.
— Tu peux répéter ?
— Le nautile. Il sécrète sa coquille en spirale. Lorsqu’elle devient trop petite, il avance et scelle la loge qui est derrière lui. Tu peux la découper dans le sens de la longueur : c’est très joli.
Et cela ressemble fort à l’édifice que vous avez vu : les chambres les plus petites au fond, les plus grandes au-dessus. »
Cirocco fronça les sourcils. « Mais toutes les salles ici ont en gros la même taille. »
Gene hocha la tête. « La différence n’est pas grande. Cette salle est un rien plus grande que celle-ci, de l’autre côté, il doit en exister de plus petites encore quelque part. Cette chose se développait transversalement. »