Au vu de ce château de cristal on pouvait imaginer que les créatures qui l’avaient édifié travaillaient comme le corail. La colonie abandonnait ses demeures lorsqu’elles étaient trop petites et bâtissait sur les restes. Certaines parties du château dépassaient les dix niveaux. La rigidité d’une telle structure ne provenait pas de ses cloisons arachnéennes mais des arêtes. Pareilles à des tiges de plexiglas du même diamètre que le poignet de Cirocco, elles étaient d’une rigidité extrême. Même si l’on avait brisé toutes les parois du château de cristal son armature aurait subsisté, telle la charpente d’acier d’un gratte-ciel.
« Quel que soit le bâtisseur de cet édifice, il ne fut pas son dernier occupant, suggéra Gaby. Quelqu’un d’autre l’a aménagé en y apportant de multiples modifications ou alors ces créatures étaient considérablement plus complexes que nous ne le supposons. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’endroit est abandonné depuis des lustres. »
Cirocco essaya de ne pas être déçue, mais en vain. C’était une déception. Ils étaient encore loin du sommet et il semblait bien qu’ils devraient gravir chaque mètre du trajet restant.
« Ne te fâche pas.
— Que se passe-t-il ? » Cirocco s’éveilla lentement. Difficile de croire qu’il était déjà huit heures, se dit-elle.
Mais comment pouvait-il le savoir ? Elle avait toujours sa montre.
« Ne regarde pas. » Il avait parlé de la même voix égale mais Cirocco se figea, le bras à moitié levé. Elle vit le visage de Gene sur lequel jouaient les reflets orange des braises mourantes. Il était agenouillé près d’elle.
« Eh bien… qu’y a-t-il, Gene ? Qu’est-il arrivé ?
— Rien, ne te fâche pas. Je ne voulais pas lui faire de mal mais je ne pouvais pas non plus la laisser regarder, pas vrai ?
— Gaby ? » Elle fit mine de se lever et il lui montra alors le couteau. À cet instant crucial, elle prit conscience avec acuité de plusieurs choses : Gene était nu ; Gaby gisait sur le ventre, nue également, et apparemment elle ne respirait pas ; Gene était en érection. Il y avait du sang sur ses mains. Ses sens s’étaient soudain aiguisés. Elle percevait la respiration régulière de l’homme, sentait l’odeur du sang et de la violence.
« Ne te fâche pas, répéta-t-il d’une voix raisonnable. Je ne voulais pas agir ainsi mais c’est toi qui m’y as forcé.
— Tout ce que je t’ai dit c’est que…
— Tu es fâchée, je le vois bien. » Il soupira devant une telle injustice et montra dans sa main gauche un second couteau – celui de Gaby. « Si tu y réfléchis, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. De quoi crois-tu que je sois fait ? Vous, les femmes… C’est vos mères qui vous ont dit d’être égoïstes ? C’est ça ? »
Cirocco essaya de trouver une réponse sans risque mais apparemment il n’en demandait pas. Il s’avança et lui plaça la pointe du couteau sous le menton. Elle tressaillit ; la lame mordit la chair tendre. Elle était encore plus froide que ses yeux.
« Je ne comprends pas pourquoi tu fais ça. »
Il hésita. Le second couteau s’était déplacé en direction de son ventre ; il avait maintenant interrompu son mouvement et l’arme était alors hors de vue. Elle s’humecta les lèvres en souhaitant la voir à nouveau.
« C’est une bonne question. J’y ai toujours réfléchi – quel homme n’y penserait pas ? » Il quêtait une approbation dans son regard et parut désemparé en n’en découvrant aucune.
« Ah, mais à quoi bon ? Tu es une fille.
— Dis toujours. » Le couteau se déplaçait à nouveau. Elle sentit la lame appuyer contre l’intérieur de ses cuisses. Son front se trempa de sueur.
« Tu n’as pas besoin de t’y prendre ainsi. Pose ce couteau et je te donnerai tout ce que tu voudras.
— Ah ah. » Et toujours ce couteau, qui allait et venait comme le doigt d’une mère grondeuse. « Je ne suis pas un type stupide. Je connais vos méthodes, à vous les femmes.
— Je te jure. Inutile de t’y prendre comme ça.
— Il le faut. J’ai tué Gaby et tu ne le pardonneras pas. Ça n’a jamais été équitable, tu sais. Vous nous provoquez en permanence. Vous nous faites bander et après vous dites toujours non. » Il ricanait mais bien vite cette expression disparut pour laisser à nouveau place au calme. Elle avait préféré son ton moqueur.
« Je ne fais que rétablir l’équilibre. Là-bas, quand vous m’avez laissé tout seul dans l’obscurité, j’ai décidé qu’à l’avenir je ferais tout ce qui me plairait. Je me suis fait des amis à Rhéa. Tu risques de ne pas beaucoup les aimer. Dorénavant, c’est moi le capitaine, comme j’aurais dû l’être depuis le début. Tu feras ce que je dirai. Et maintenant ne tente rien de stupide. »
Elle hoqueta lorsque la pointe acérée déchira son pantalon. Elle crut comprendre quel usage il comptait faire du couteau et se demanda s’il valait mieux être stupide et morte que vivante et mutilée. Mais après que le tissu eut cédé il n’alla pas plus avant. Son attention se reporta sur le couteau pointé sous son menton.
Il la pénétra. Elle détourna le visage et la pointe de la lame suivit.
Il lui faisait horriblement mal mais cela n’avait aucune importance : ce qui importait était cette crispation de la joue de Gaby, la trace dessinée par sa main dans la poussière tandis qu’elle s’approchait de la hachette, son œil à demi ouvert, et la lueur qu’elle y lisait.
Cirocco leva les yeux vers Gene et n’eut aucun mal à prêter à sa voix des accents de terreur.
« Non ! Oh, je t’en prie, arrête, je ne suis pas prête. Tu vas me tuer !
— C’est moi qui décide quand tu dois être prête. » Il baissa la tête et Cirocco risqua un regard en direction de Gaby qui sembla comprendre. Elle referma l’œil.
Tout se passait très loin d’elle : elle n’avait pas de corps ; c’était une autre qui souffrait aussi horriblement. Seule la pointe du couteau sous son menton signifiait encore quelque chose ; puis il commença à flancher.
Quel serait le prix de son échec ? se demanda-t-elle. Juste. Il ne fallait donc pas qu’il échoue. Il viendrait bien un moment où son attention se relâcherait mais il lui fallait garantir l’arrivée de ce moment. Elle se mit donc à remuer sous lui. C’était la chose la plus écœurante qu’elle ait jamais accomplie.
« Voilà que nous entrevoyons la vérité, dit-il avec un sourire rêveur.
— Ne parle pas, Gene.
— Tu as pigé. Regarde comme ça va mieux lorsque tu ne résistes pas. »
Était-ce son imagination ou bien la lame pressait-elle moins fort contre sa peau ? Avait-il reculé ? Elle examina cette pensée, soucieuse de ne pas se laisser abuser, et estima qu’elle était juste. Ses sensations s’étaient exacerbées. Cette légère diminution de pression était comme si on l’avait délivrée d’un grand poids.
Il devait avoir fermé les yeux. Ne fermaient-ils donc pas toujours les yeux ?
Il les ferma et elle faillit bouger mais il les rouvrit tout de suite. Il la testait, le salaud. Mais il ne décela aucune ruse. En temps normal elle n’était pas une bonne actrice mais le couteau l’avait inspirée. Il se cambra. Ses yeux se fermèrent. La pression du couteau avait disparu.
Tout tourna de travers.
Elle lui écarta le bras d’un côté, tourna la tête de l’autre ; le couteau lui entama la joue. Elle le frappa à la gorge dans l’intention de la broyer mais il esquiva juste assez. Elle se tordit, donna des coups de pieds, sentit la lame lui déchirer l’omoplate. Puis elle se retrouva debout…