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Gaby parvint tout juste à se contenir au spectacle de l’expression extasiée de Cirocco. Cette dernière finit l’autre moitié de sa friandise puis se mit à couver d’un regard d’envie le bonbon que Gaby avait posé près d’elle, en essayant de paraître impassible.

« Si tu comptes le garder pour le petit déjeuner, il va te falloir rester éveillée toute la nuit.

— Oh, ne t’inquiète pas. Mais il me reste encore suffisamment de manières pour savoir que le dessert vient à la fin du repas. »

Elle mit cinq bonnes minutes à le défaire puis en passa encore cinq autres à l’examiner d’un œil critique tout en faisant mine d’ignorer les mimiques de Cirocco. Celle-ci lui servit une passable imitation de cocker quêtant à la table de ses maîtres puis joua les orphelins bavant à la vitrine du pâtissier. Elle hoqueta en voyant Gaby finalement enfourner la friandise.

Elle éprouvait à ce jeu un tel plaisir qu’elle eut un sursaut en se demandant – tandis qu’elle reniflait avec avidité à quelques centimètres du visage de Gaby – si de telles singeries étaient de mise. Gaby semblait à l’évidence aux anges devant pareilles attentions ; son visage était rouge de bonheur et d’excitation et ses yeux scintillaient.

Pourquoi ne parvenait-elle pas à se laisser simplement aller et profiter de l’instant ?

Une partie de son trouble avait dû transparaître car Gaby devint soudain sérieuse. Elle prit la main de Cirocco, puis dévisagea sa compagne en hochant lentement la tête. Elles n’échangèrent pas une parole mais le regard de Gaby lui disait avec éloquence : « Tu n’as rien à craindre de moi. »

Cirocco sourit et Gaby aussi. Elles finirent leur platée de ragoût, tenant leur écuelle près de la bouche sans se soucier des bonnes manières.

Mais l’atmosphère n’était plus la même. Gaby était silencieuse. Bientôt ses mains se mirent à trembler et l’écuelle lui échappa en roulant sur les marches. Elle se redressa, hoqueta, sanglota, cherchant à tâtons la main de Cirocco posée sur son épaule. Elle remonta les genoux, serra les poings sous le menton, enfouit le visage au creux de l’épaule de Cirocco et se mit à pleurer.

« Oh, je souffre. Comme je souffre.

— Eh bien, laisse-toi aller. Pleure. » Elle posa la joue sur sa chevelure courte et brune, si fine et déjà tout ébouriffée, puis elle lui souleva le menton à la recherche d’un endroit à embrasser au milieu des pansements. Elle s’approchait de sa joue lorsqu’au dernier moment, sans bien savoir pourquoi, elle lui baisa les lèvres. Elles étaient humides et brûlantes.

Gaby la regarda un long moment puis elle renifla bruyamment avant de reposer son visage sur l’épaule de Cirocco. Elle l’enfouit au creux de son cou puis ne bougea plus. Plus de tremblements, plus de sanglots.

« Comment fais-tu pour être si forte ? » lui demande-t-elle d’une voix étouffée mais tellement proche.

« Et toi, si courageuse ? Tu n’arrêtes pas de me sauver la vie. »

Gaby eut un hochement de tête. « Non, je suis sérieuse. Si je ne t’avais pas en ce moment pour me reposer sur toi, je deviendrais folle. Et toi qui ne pleures même pas…

— Je n’ai pas la larme facile.

— Et le viol, c’est facile ? » Elle cherchait à nouveau le regard de Cirocco. « Seigneur, j’ai tellement mal. J’ai mal pour Gene et j’ai mal pour toi et je ne sais pas, des deux, ce qui est le pire.

— Gaby, je serais prête à faire l’amour avec toi si cela pouvait soulager ta peine. Mais moi aussi, j’ai mal. Physiquement. »

Gaby hocha la tête.

« Ce n’est pas là ce que je désire de toi ; même si tu te sentais bien. Je ne te demande pas d’être prête à l’amour : je ne suis pas Gene et je préfère encore souffrir de mon côté que t’avoir ainsi. Il me suffit de t’aimer. »

Que lui dire ? Que lui dire ? Tiens-t’en à la vérité, se dit Cirocco.

« Je ne sais pas si je pourrai jamais t’aimer en retour. Pas de cette façon. Mais aide-moi, aussi. » Elle l’étreignit puis lui donna une petite tape sur le nez. « Alors aide-moi, aussi ; tu es la meilleure amie que j’aie jamais eue. »

Gaby émit un petit soupir.

« Il faudra que je m’en contente, pour l’instant. » Cirocco crut qu’elle allait se remettre à pleurer, mais non. Alors elle l’étreignit brièvement et l’embrassa dans le cou.

« La vie est bien dure, pas vrai ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— C’est ça. Allez, au dodo. »

Elles s’installèrent d’abord sur trois marches : Gaby, étendue en haut, Cirocco à se retourner en tous sens au milieu et les braises mourantes sur le degré inférieur.

Mais Cirocco se réveilla en criant dans l’obscurité totale. Son corps était trempé de sueur tandis qu’elle attendait que frappe la lame de Gene. Gaby la fit se rallonger et la maintint jusqu’à ce que le cauchemar fût passé.

« Depuis combien de temps es-tu là ? s’étonna Cirocco.

— Depuis que j’ai recommencé à pleurer. Merci de m’avoir laissé venir près de toi. » Menteuse. Mais elle sourit en y pensant.

La température monta encore au cours des mille marches : il faisait si chaud qu’elles ne pouvaient toucher les murs et que la semelle de leurs chaussures brûlait. Cirocco sentit le goût de la défaite car elle savait qu’il leur restait encore plusieurs milliers de marches avant même d’être à mi-parcours, auquel point elles pouvaient espérer voir la température redescendre.

« Encore mille marches, dit-elle. Si nous y parvenons. S’il ne fait pas plus frais, on fait demi-tour pour essayer par l’extérieur. » Mais elle savait bien que le câble était maintenant trop incliné. Et les arbres, dès avant qu’elles ne pénètrent dans le tunnel, étaient déjà trop espacés pour être utilisables. L’inclinaison du câble atteindrait quatre-vingts degrés avant qu’elles n’atteignent le rayon. Elles se trouveraient peut-être alors en face d’une muraille de verre, la pire hypothèse qu’elle eût envisagée en préparant leur voyage.

« Comme tu voudras. Attends une minute, je voudrais ôter cette chemise. J’étouffe. »

Cirocco se déshabilla elle aussi puis elles poursuivirent leur chemin dans la fournaise.

Cinq cents marches plus haut, elles avaient renfilé leurs vêtements. Encore trois cents marches et elles ouvraient les sacs pour en sortir les manteaux.

De la glace commençait d’apparaître sur les murs et la neige crissait sous leurs pieds. Elles mirent des gants et rabattirent la capuche de leurs parkas. Immobiles dans la lueur de la lampe soudain rendue plus brillante par la réflexion des parois givrées, elles regardaient leur haleine se condenser en cristaux de glace en scrutant le corridor qui devant elles se rétrécissait indiscutablement.

« Encore mille marches ? suggéra Gaby.

— Tu as dû lire dans mes pensées. »

Bientôt la glace contraignit Cirocco à baisser la tête, puis à ramper à quatre pattes. L’obscurité retomba peu après et Gaby prit la tête en tenant la lampe devant elle. Cirocco s’arrêta pour souffler dans ses mains engourdies puis elle se mit sur le ventre et rampa.

« Eh ! Je suis coincée ! » Elle constata avec plaisir qu’il n’y avait nulle panique dans sa voix. C’était terrifiant mais elle savait bien qu’elle pouvait se libérer en faisant marche arrière.

Puis elle n’entendit plus aucun bruit devant elle.

« O.K. Je ne peux toujours pas faire demi-tour mais ça commence à s’élargir. Je vais voir devant ce qui se passe. Vingt mètres. D’accord ?

— D’accord. » Elle entendit les crissements s’éloigner. L’obscurité se referma sur elle et elle eut juste le temps d’avoir un accès de sueurs froides avant que la lampe ne l’éblouisse. En un instant Gaby était de retour. Elle avait des cristaux de glace dans les sourcils.