Deux marches par seconde représentaient un trajet d’une durée d’un demi-million de secondes. 8 333,333 minutes, ou 138 heures ou encore pas loin de six jours. Soit le double en incluant les périodes de repos et de sommeil et en comptant large…
« Je sais à quoi tu penses, dit Gaby derrière elle. Mais pourrons-nous y arriver dans le noir ? »
Elle avait touché là le point crucial. La nourriture pouvait leur faire deux semaines. L’eau serait suffisante, à condition de la rationner – mais pas pour le retour.
Mais à ce stade, la denrée la plus critique restait l’huile pour la lampe. Elles n’avaient plus qu’une réserve de cinq heures et aucune possibilité de la renouveler.
Elle était encore en train de retourner le problème dans tous les sens en quête d’une formule qui les mènerait au sommet, lorsqu’elles émergèrent sur le plancher du rayon.
Aucun spectacle ne l’avait fait se sentir aussi minuscule. Ni O’Neil I, ni les étoiles dans l’espace, ni même le sol de Gaïa : Cirocco pouvait en embrasser l’ensemble du regard et son sens de la perspective était complètement mis en défaut.
Il était impossible de discerner la courbure des murs : ils s’étiraient, rectilignes – comme une ligne d’horizon verticale – avant de se refermer brusquement à une certaine distance, délimitant ainsi un espace apparemment semi-circulaire et non pas cylindrique.
L’ensemble baignait dans une luminescence vert pâle. L’éclairage provenait de quatre rangées de fenêtres verticales projetant de biais des rais de lumière qui se croisaient dans le vide central de la structure.
Pas si vide que cela, d’ailleurs : car dans l’axe du cylindre se trouvaient trois câbles verticaux, tressés comme une natte, montant droit comme une règle, tandis que dérivaient au milieu des rayons lumineux d’étranges nuages cylindriques en lente rotation.
Cirocco se rappelait avoir songé à une cathédrale lors de leur exploration de la voûte étroite et sombre située sous le câble. Gaïa avait épuisé ses ressources en superlatifs mais elle se rendait compte qu’il ne s’était alors agi que d’une simple chapelle abandonnée : la cathédrale, elle l’avait maintenant sous les yeux.
« Je croyais avoir déjà tout vu, remarqua tranquillement Gaby en désignant la paroi derrière elle. Mais une jungle verticale ? »
C’était la seule façon de décrire effectivement la chose : accrochés au mur, lançant leurs branches à l’horizontale ou vers le haut, les mêmes arbres éternels tapissaient l’intérieur du rayon. Avec la distance, ils se fondaient en un uniforme tapis vert.
Au-delà : le couvercle gris du toit.
« À ton avis, ça ferait trois cents kilomètres ? »
Gaby cligna un œil puis, les doigts étendus pour improviser une alidade, elle se lança dans un calcul de son cru.
« Cela correspond au bon nombre de degrés.
— Assieds-toi. Et réfléchissons. »
Elle avait en fait plus besoin de s’asseoir que de réfléchir. Jusqu’à présent, elle avait bien cru pouvoir y arriver. Elle constatait maintenant l’illusion provoquée par son incapacité à visualiser le problème. Maintenant qu’elle l’avait sous les yeux.
Elle se sentait défaillir : trois cents kilomètres à monter. À la verticale.
À monter.
À la verticale.
Fallait-il qu’elle soit dingue.
« Primo. Existe-t-il au premier abord un moyen d’accès au toit ? »
Gaby jeta un coup d’œil circulaire avant de hausser les épaules.
« Ça veut rien dire : on a bien découvert un itinéraire pour traverser jusqu’ici, pas vrai ? Et dans l’autre sens, on ne l’aurait jamais trouvé.
— Exact. Mais on espérait dénicher une échelle menant au sommet. En vois-tu une ?
— Non.
— Exact également. Je pensais que l’escalier indiquait l’existence d’un éventuel moyen d’accès jusqu’en haut. Je commence à croire que les bâtisseurs n’avaient dans l’idée que de pouvoir accéder jusqu’à ce point précis, sans plus.
— Peut-être. » Gaby plissa les paupières. « Mais ce moyen doit tout de même exister. Les arbres ont sans doute poussé après coup. En recouvrant tout, comme sur le câble.
— Auquel cas… » Quoi ?
« Cela nous fait une sacrée grimpette, termina pour elle Gaby. Au milieu de ce fouillis, on a des chances de ne jamais découvrir l’entrée. Sans doute serait-elle plus facile à localiser d’en haut.
— Exact, pour la troisième fois. J’essaie simplement de trouver une explication logique, vois-tu. Il m’est venu à l’idée que si – mettons dans quatre ou cinq ans d’ici – nous parvenons au sommet sans avoir déniché d’escalier, on sera bonnes pour nous taper à nouveau tout le parcours. Dans l’autre sens. »
Cette fois, Gaby se mit à rire.
« Si tu veux me faire comprendre qu’il faut faire demi-tour, j’aime autant que tu le dises franchement. Je ne t’engueulerai pas.
— On fait demi-tour ? » Bien malgré elle, elle lui avait répondu sous la forme d’une question.
« Non.
— Ah, je vois. » Elle s’en fichait. Les relations de commandant à subalterne n’étaient depuis longtemps qu’un souvenir. Elle rit, puis hocha la tête. « D’accord. Quel est ton plan ?
— D’abord, jeter un œil aux alentours. Parce que plus tard – dans quatre ou cinq ans d’ici – on risque d’avoir l’air plutôt cloche si l’un des bâtisseurs nous demande pourquoi on n’a pas pris l’ascenseur. »
Chapitre 21.
La base du rayon faisait environ deux cent cinquante kilomètres de circonférence. Elles entreprirent de la parcourir en quête d’un quelconque moyen d’ascension – depuis l’échelle de corde jusqu’à l’hélicoptère à antigravité. Elles ne découvrirent que des arbres horizontaux, croissant dans une forêt verticale.
Pour pénétrer parmi les ramures extérieures et longer les troncs jusqu’aux racines sur le mur, il leur fallut grimper la pente formée par l’accumulation des branches et des feuilles mortes.
La substance même du rayon était une sorte de matériau gris et spongieux qui cédait sous la pression comme un caoutchouc souple. Lorsque Cirocco arracha de la paroi un buisson, il vint accompagné d’une longue racine filandreuse. Le mur exsuda un fluide épais et laiteux qui obtura l’étroit orifice.
Il n’y avait pas de terre et très peu de soleil ; bien qu’il leur parût d’abord lumineux en comparaison du tunnel obscur, l’éclairement ambiant restait très faible. Cirocco supposa qu’à l’instar de la plupart des plantes qui croissaient sur la surface de l’anneau, celles-ci se nourrissaient avant tout par le sous-sol.
Le mur proprement dit était humide et recouvert de mousse et de lichens mais avec fort peu de plantes de taille intermédiaire : pas d’herbe, et les rares plantes grimpantes n’étaient que des parasites accrochés au tronc des arbres. Ceux-ci étaient en majorité d’espèces analogues à celles de l’anneau mais adaptées à une croissance horizontale. Ils étaient chargés de fruits et de noix qui leur étaient familiers.
« Voilà qui résout le problème de la nourriture », remarqua Gaby.
Il ne pouvait bien sûr y avoir de cours d’eau, toutefois la paroi luisait d’humidité et loin au-dessus on pouvait distinguer des cascades dont les arcs se résolvaient en bruine bien avant d’atteindre le sol.
Gaby les observa et nota qu’elles semblaient régulièrement espacées, comme des tourniquets d’arrosage sur une pelouse.
« On ne risque pas non plus de mourir de soif. »
L’ascension ne s’avérait finalement pas aussi impossible que prévu. Mais Cirocco n’en était pas soulagée pour autant.