Si l’on excluait l’éventualité d’un escalier – impossible à découvrir, ne tarda-t-elle pas à constater, car la végétation interdisait toute exploration détaillée de la paroi – il leur restait deux possibilités de gagner le sommet.
La première exigeait de grimper dans les arbres mêmes : il devrait être possible, nota Cirocco, de passer de branche en branche au niveau où celles-ci s’entrelaçaient.
La seconde possibilité relevait purement et simplement de l’alpinisme : elles découvrirent en effet que leurs piolets pouvaient sans difficulté s’ancrer dans la paroi, en fouissant avec une légère pression.
Cirocco préférait cette dernière solution car elle aimait mieux ne pas se fier aux arbres. Gaby penchait pour une ascension par les branches, plus rapide. Elles en débattirent jusqu’au second jour où deux événements particuliers se produisirent.
Gaby remarqua le premier alors qu’elle observait le plancher gris du rayon. En clignant des yeux, elle en indiqua le centre à Cirocco.
« J’ai l’impression qu’il n’y a plus de trou. »
Cirocco écarquilla les yeux sans pouvoir le confirmer avec certitude.
« Grimpons voir d’un peu plus haut. »
Elles s’encordèrent avant d’entreprendre l’ascension par les branches.
La tâche n’était pas aussi difficile que l’avait craint Cirocco. Comme pour tout, il existait une méthode optimale qu’elles ne tardèrent pas à découvrir. Il fallait trouver un moyen terme entre les branches épaisses proches du mur – solides comme le roc mais par trop espacées – et les ramures extérieures plus flexibles qui leur offraient une multitude de points d’appui mais ployaient sous leur poids.
« Un peu plus vers l’extérieur », lança Cirocco à Gaby, chargée du rôle d’éclaireur au bout de sa corde de cinq mètres. « À mon avis, le meilleur passage est aux deux tiers du haut de l’arbre.
— Vers l’extérieur. En haut… Tu t’emmêles dans tes orientations.
— Le pied des arbres est vers la paroi, le sommet est en l’air. Quoi de plus simple ?
— Ça me va. »
Après avoir grimpé dix arbres, elles entreprirent de gagner le sommet du dernier. Lorsque les ramures sur lesquelles elles progressaient commencèrent à ployer, elles arrimèrent une corde à une branche solide. L’inclinaison des branchages jouait maintenant à leur avantage car elle leur ouvrait un passage dans cette muraille de feuillage autrement impénétrable. Elles avaient choisi un arbre qui dans une forêt horizontale aurait dominé tous les autres.
À l’intérieur du rayon, il se contentait de pointer plus loin de la paroi.
« Tu avais raison : il a disparu.
— Non, pas encore. Mais ce sera vrai d’ici une minute. »
Cirocco vit ce qu’il restait du trou : une minuscule ellipse noire au milieu du plancher gris, et qui se contractait comme un iris. La seule fois où elles avaient pu l’observer depuis la face inférieure, l’orifice était presque aussi large que le rayon lui-même. Maintenant il faisait moins de dix kilomètres d’ouverture et continuait de se rétrécir. Il ne tarderait pas à se refermer autour des câbles verticaux qui émergeaient en son centre.
« Tu as une explication ? demanda Gaby. Quel intérêt de séparer ainsi le rayon de la couronne extérieure ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Je suppose toutefois qu’il va se rouvrir. Les anges le traversent régulièrement, aussi… » Elle s’interrompit puis sourit. « C’est la respiration de Gaïa.
— Tu peux répéter ?
— C’est ce que les Titanides appellent le vent d’est. Océan apporte le temps froid et la Lamentation, tandis que Rhéa amène l’air chaud et les anges. D’où ce tube de trois cents kilomètres de haut muni d’une valve à chaque extrémité : tu peux l’utiliser comme une pompe, en créant des zones de haute et de basse pression afin de déplacer l’air.
— Et comment y parviendrais-tu ? demanda Gaby.
— Je vois deux moyens : une espèce de piston pour comprimer ou raréfier l’air. Je n’en vois pas et j’aime autant cela, autrement on risquerait de se faire aplatir.
— S’il en existait un, il n’aurait pas non plus arrangé les arbres.
— Exact. Donc, c’est l’autre méthode. Les parois peuvent se dilater ou se contracter. Ferme la valve inférieure, ouvre celle du dessus puis dilate le rayon et tu aspireras l’air par le haut. Ferme le haut, ouvre le fond et presse un bon coup et tu chasseras le tout sur la couronne.
— Et d’où proviendrait l’air pompé au moyeu ?
— Soit il est aspiré au travers des câbles – on a pu constater que c’était pour une part le cas – soit il provient des autres rayons : ils se raccordent tous au sommet. Et avec quelques valves supplémentaires tu peux les utiliser en alternance : en ouvrant et fermant certaines d’entre elles, l’air est aspiré au-dessus d’Océan et traverse le moyeu pour emplir ce rayon-ci. Puis encore quelques manipulations de valves et tu le chasses au-dessus de Rhéa. Maintenant, quant à savoir les raisons pour lesquelles les constructeurs ont jugé ceci nécessaire… »
Gaby parut songeuse.
« Je crois tenir la solution. C’est un problème qui me turlupinait. Pourquoi toute l’atmosphère ne s’accumule-t-elle pas au fond, au bord de la couronne ? L’air est certes plus raréfié ici mais demeure d’une densité correcte parce que la pression régnant au niveau de la couronne est supérieure à la normale terrestre. Et sous une faible gravité, la pression chute moins rapidement. Ainsi, sur Mars, l’atmosphère est des plus ténues mais elle s’étend extrêmement loin. Alors, il suffit de maintenir l’air en circulation pour qu’il n’ait pas le temps de s’accumuler.
Et conserver une pression atmosphérique correcte dans tout le volume de Gaïa. »
Cirocco opina avant de pousser un soupir.
« Parfait. Tu viens d’éliminer l’ultime objection à notre ascension : nous avons le boire et le manger – du moins c’est ce qu’il semble. Maintenant tout porte à croire que nous aurons également de quoi respirer. Que dirais-tu de continuer de monter ?
— Et l’exploration du reste du mur ?
— À quoi bon ? On pourrait fort bien être déjà passées devant ce que l’on cherche. Il est tout bonnement impossible de le savoir.
— Je crois que tu as raison. D’accord. Je te suis. »
La tâche était difficile : ennuyeuse mais requérant toutefois un maximum d’attention. Elles firent des progrès à la longue mais Cirocco savait bien que la présente ascension resterait toujours plus difficile que celle du câble. Leur unique consolation à l’issue des dix premières heures d’effort fut de constater qu’elles étaient en bonne forme. Cirocco était lasse, elle avait une ampoule dans la paume gauche, mais hormis quelques courbatures dans le dos, elle se sentait parfaitement bien. Il ferait bon dormir. Elles gagnèrent le sommet d’un arbre pour évaluer leur progression avant de dresser le camp.
« Ton système te permet-il de mesurer une telle hauteur ? »
Gaby fronça les sourcils avant de hocher la tête.
« Pas guère. » Elle tendit quand même les mains devant elle, les mit en carré et cligna de l’œil. « Je dirais… oups ! »
Cirocco la rattrapa sous un bras, tout en se retenant à la branche au-dessus de sa tête.
« Merci. Quelle chute, sinon !
— Tu avais ta corde, remarqua Cirocco.
— Ouais, mais ça ne me dit rien de me balancer au bout. » Elle reprit haleine puis regarda le sol à nouveau.
« Que veux-tu que je te dise ? Il m’a l’air sacrément plus loin qu’avant et le plafond ne s’est pas rapproché d’un mètre. Ça risque de durer comme ça un bon moment.