Elle se percha sur les branches minces, à vingt mètres des deux femmes. Même à cette distance, Cirocco n’eut aucun mal à reconnaître son visage, absolument identique à celui d’August. Elle était devenue un ange et Cirocco était malade.
Elle semblait avoir des problèmes d’élocution car elle marquait de longues pauses entre chaque phrase.
« Ne vous approchez pas plus, je vous en prie. Ne venez pas vers moi. Nous n’avons que peu de temps pour nous parler ainsi.
— Tu ne vas sûrement pas croire que nous te ferions du mal ?
— Et pourquoi pas ? Je… » Elle s’interrompit, fit un écart en arrière.
« Non, je suppose que non. Mais je ne pourrais pas plus vous laisser approcher que je ne pourrais mettre ma main au feu : vous sentez mauvais.
— C’est à cause des Titanides ?
— Des quoi ?
— Des centaures. Le peuple avec lequel vous faites la guerre. »
Elle siffla et se recula. « Ne me parlez pas d’eux.
— Je ne crois pas pouvoir l’éviter.
— Alors je dois partir. J’essaierai de revenir. » Et avec un cri sonore, elle plongea parmi le feuillage. Elles entendirent un bref instant le bruit de ses ailes puis ce fut comme si elle n’avait jamais été là.
Cirocco regarda Gaby, assise les jambes ballantes. Son visage était sombre.
« C’est épouvantable, soupira Cirocco. Que nous est-il arrivé ?
— J’espérais qu’elle pourrait nous fournir quelques réponses.
Quoi qu’il en soit, c’est elle qui a été la plus touchée. C’est pire encore que pour Gene. »
Elle revint quelques heures plus tard mais ne put répondre aux questions les plus importantes. En fait, elle n’y avait même pas songé.
« Comment le saurais-je ? leur dit-elle. J’étais dans l’obscurité, et lorsque je me suis éveillée j’étais telle que vous me voyez. Quelle importance, alors ? Et quelle importance, maintenant ?
— Peux-tu l’expliquer ?
— Je suis heureuse. Personne ne voulait de moi ou de mes sœurs. Personne ne nous aimait. Eh bien, maintenant, je n’ai plus besoin d’amour. Je suis du clan des Aigles, fière et solitaire. »
Par des questions prudentes elles lui firent expliquer ce qu’était le clan des Aigles : ni une tribu ni une association comme semblait l’avoir laissé entendre April ; mais plutôt une espèce au sein du genre ange.
Les Aigles étaient des solitaires, de la naissance à la mort. Ils ne se réunissent même pas pour s’accoupler, ne supportent leur présence mutuelle que pendant quelques minutes et encore, en volant à distance respectable. C’est lors d’une telle conversation de passage qu’April avait appris la présence des humains dans le rayon.
« Il y a deux choses que je ne comprends pas, avança prudemment Cirocco. Puis-je t’interroger ?
— Je ne promets pas de répondre.
— D’accord. Comment les anges se perpétuent-ils si vous ne vous accouplez jamais ?
— Il existe une créature inférieure, qui naît au fond de l’univers. Toute son existence, elle la passe à grimper vers le sommet. Une fois l’an, j’en cherche une pour implanter un œuf sur son dos. Les anges mâles y déposent ou non leur sperme, ensuite, selon le hasard. L’œuf fertilisé gagne alors le sommet avec la créature. Le petit naît à la mort de son hôte. Nous naissons tous dans les airs et devons apprendre à voler durant notre chute. Certains n’y parviennent pas. C’est selon la volonté de Gaïa. Telle est notre…
— Attends une minute. Tu as dit Gaïa. Pourquoi avoir choisi ce nom ? »
Il y eut un silence.
« Je ne comprends pas la question.
— Je vais m’expliquer. Calvin a baptisé cet endroit Gaïa. Il pensait qu’un tel nom lui convenait bien. Donnerais-tu, toi aussi, dans la mythologie grecque ?
— Je n’avais jamais entendu ce nom auparavant. Gaïa est le nom donné par les gens à cette créature. C’est une sorte de Dieu, quoique pas exactement. Tu me donnes mal à la tête. Je suis heureuse telle que je suis et je dois partir maintenant.
— Attends, rien qu’une minute. »
April reculait vers l’extrémité de l’arbre.
« Tu as parlé d’une créature. Était-ce cette chose qui est dans le rayon ? »
April parut surprise. « Non, voyons. Cela n’en est qu’une partie. Le monde entier est Gaïa. Je pensais que tu le savais.
— Non, je… attends, s’il te plaît, ne pars pas. » Trop tard : elles entendirent le battement de ses ailes. « Reviendras-tu plus tard ? cria Cirocco.
— Une fois, encore », fut la réponse, lointaine.
« Un être, as-tu dit. Une seule et même créature. Comment le sais-tu ? »
April était cette fois-ci revenue moins d’une heure après. Cirocco espérait qu’elle s’accoutumait progressivement à leur compagnie mais évita toutefois de s’approcher d’elle à moins de vingt mètres. « J’y crois. Certains des miens lui ont parlé.
— Alors elle est intelligente ?
— Pourquoi pas ? Écoute… capitaine. » Elle se tint les tempes un moment. Cirocco pouvait imaginer son conflit : April avait été l’une des meilleures physiciennes existantes. À présent, elle vivait comme un animal sauvage et fier, en suivant un code que Cirocco comprenait à peine. Elle se dit que l’April de naguère devait lutter pour percer derrière la créature qu’elle était devenue.
« Cirocco, tu m’as dit avoir parlé avec… ceux de l’anneau. » C’était le mieux qu’elle puisse faire pour appréhender le concept de Titanide sans fuir. « Ils te comprennent. Calvin sait parler aux flotteurs. Les changements opérés sur moi par Gaïa sont plus radicaux. Je fais partie intégrante de mon peuple. Je me suis éveillée en sachant comment me comporter parmi eux. J’ai les mêmes sentiments, les mêmes pulsions que n’importe quel ange. Voilà ce que je sais. Gaïa est unique. Gaïa est vivante. Et nous vivons en elle. »
Gaby semblait quelque peu mal à l’aise.
« Regardez simplement autour de vous, poursuivait April. Qu’avez-vous vu qui ressemble ici à une machine ? Avez-vous vu quelque chose ? Nous sommes encerclés par une bête vivante ; tu as supposé l’existence d’une créature sous le sol de l’anneau. Le rayon est occupé par un gigantesque être vivant ; tu l’as considéré comme un revêtement collé sur la structure sous-jacente.
— Ce que tu nous dis là est incroyable.
— Plus que ça. C’est vrai.
— Si je te suis, je ne trouverai pas de salle de commande dans le moyeu.
— Mais tu seras là où elle habite : trônant comme une araignée au milieu de sa toile, tirant les ficelles telle une marionnettiste. Elle veille sur toutes ses créatures et vous lui appartenez aussi sûrement que je lui appartiens. Elle nous a manipulées pour accomplir ses propres desseins.
— Et qui sont ? »
April haussa les épaules : une mimique tellement humaine qu’elle en fit mal à Cirocco.
« Elle n’a pas daigné me le dire. Je suis allée au moyeu mais elle a refusé de me voir. Les miens disent qu’il faut être investi d’une grande mission pour gagner l’oreille de Gaïa. En apparence, la mienne n’était pas assez importante.
— Et que lui aurais-tu demandé ? »
April resta longtemps silencieuse. Cirocco s’aperçut qu’elle pleurait. Elle leva de nouveau les yeux vers les deux femmes.
« Vous me faites mal. Je crois que je ne vais plus vous parler.
— S’il te plaît, April. S’il te plaît, au nom de notre amitié passée.
— Notre amitié ? A-t-elle vraiment existé ? Je n’en ai pas souvenance. Je ne me souviens que d’August et de moi et, loin dans le passé, de mes autres sœurs. Nous avons toujours été solitaires, toutes ensemble. Et maintenant je suis solitaire et seule.