— Est-ce qu’elles te manquent ?
— Elles m’ont manqué, répondit-elle d’une voix atone. Il y a bien longtemps. Je vole, je vole pour être seule. Solitude est la devise du clan des Aigles. Je sais qu’il doit en être ainsi mais avant… avant, lorsque je m’ennuyais encore de mes sœurs… »
Cirocco ne bougeait pas, de peur de l’effrayer.
« Nous ne nous regroupons qu’en une seule occasion, dit-elle avec un doux soupir. Lorsque Gaïa prend son souffle, à l’issue de l’hiver pour nous balayer au-dessus des terres…
« J’ai volé avec le vent, ce jour-là. Une journée magnifique. Nous en avons tué beaucoup parce que mon peuple m’avait écouté en voyageant sur le grand flotteur. Les quadrupèdes furent surpris parce que le vent avait cessé. Nous n’étions qu’un petit groupe à être restés sur le flotteur, épuisés et affamés mais le sang bouillait dans nos veines, nous étions encore capables d’agir ensemble.
« C’était une journée à chanter des airs glorieux. Mon peuple m’a suivi – moi ! –, fit ce que je lui disais, et je sus dans mon cœur que les quadrupèdes seraient bientôt balayés de la surface de Gaïa. Ce n’était que la première escarmouche d’une nouvelle guerre.
« C’est alors que je vis August et que je devins folle : j’aurais voulu la tuer et voler loin d’elle, et l’embrasser et pleurer avec elle.
« J’ai volé.
« Maintenant je crains le souffle de Gaïa car un jour il m’emportera pour aller tuer ma sœur et j’en mourrai. Je suis Ariel-la-Vive mais en moi survit encore assez d’April Polo pour que je ne puisse survivre à pareille chose. »
Cirocco était touchée mais ne pouvait cacher son excitation.
April s’exprimait comme si elle jouait un rôle important dans la communauté des anges. Sans doute l’écouteraient-ils.
« Il se trouve que je suis ici pour faire la paix, lui dit-elle. Ne t’en va pas ! Je t’en prie, ne t’en va pas. »
April tremblait, mais elle ne bougea pas. « La paix est impossible.
— Je ne puis le croire. Plus d’une Titanide a le cœur bouleversé, tout comme toi. »
April hocha la tête. « L’agneau négocie-t-il avec le lion ? La chauve-souris avec l’insecte ? Le ver avec l’oiseau ?
— Tu parles de proies et de prédateurs.
— D’ennemis naturels. Tuer les quadrupèdes est imprimé dans nos gènes. Je peux… en tant qu’April, je vois à quoi tu songes. La paix devrait être possible. Il nous faut voler sur des distances incroyables rien que pour nous battre. Bien des nôtres n’en reviennent pas. L’ascension est trop dure et nous retombons dans la mer. »
Cirocco hocha la tête. « Je me disais simplement qu’en réunissant quelques émissaires…
— Je te l’ai dit : c’est impossible. Nous sommes des Aigles. Tu ne parviendras même pas à nous faire agir en tant que groupe et encore moins à nous faire rencontrer les quadrupèdes. Il existe d’autres clans, certains sont plus sociables mais ils ne vivent pas dans ce rayon. Peut-être auras-tu plus de chance avec eux, mais j’en doute. »
Elles restèrent toutes trois silencieuses. Cirocco sentait le poids de la défaite et Gaby lui posa la main sur l’épaule.
« Qu’en penses-tu ? dit-elle vrai ?
— J’en ai peur. Cela recoupe ce que m’a dit Maître-Chanteur. Ils ne peuvent se maîtriser. » Levant les yeux, elle s’adressa à April.
« Tu disais avoir tenté de voir Gaïa. Pourquoi ?
— Pour la paix. Je voulais lui demander pourquoi devait se poursuivre la guerre. Hormis cela, je suis parfaitement heureuse. Elle n’a pas entendu mon appel. »
Ou bien elle n’existe pas, songea Cirocco.
« Désires-tu toujours la rencontrer ? demanda April.
— Je ne sais plus. À quoi bon ? Pourquoi cette créature surhumaine arrêterait-elle une guerre simplement parce que je le lui ai demandé ?
— Il est dans la vie des tâches pires que d’aller accomplir une quête. Si tu retournais maintenant, que ferais-tu ?
— Je ne sais pas non plus.
— Tu as parcouru une longue route. Tu as dû rencontrer maintes difficultés. Mon peuple raconte que Gaïa apprécie les bonnes histoires et qu’elle aime les grands héros. Es-tu un héros ? »
Elle revit Gene qui tournoyait dans le vide, Flûte-de-Pan qui courait vers son fatal destin, le poisson de vase qui plongeait sur elle. Sans doute qu’un héros aurait mieux su qu’elle se débrouiller.
« Elle l’est, intervint soudain Gaby. De nous tous, seule Cirocco a su persévérer. Nous serions encore dans nos huttes de torchis si elle ne nous avait pas poussés. Elle nous a assigné un but. Peut-être ne l’atteindrons-nous pas mais lorsque viendra le vaisseau de secours, je suis certaine qu’ils nous trouveront encore en train d’essayer. »
Cirocco était embarrassée mais étrangement émue. Elle luttait depuis sa capture contre un sentiment d’échec ; cela ne lui faisait pas de mal de savoir que quelqu’un la jugeait favorablement. Mais de là à être un héros ? Non, sûrement pas. Elle n’avait fait que ce qu’il fallait faire.
« Je crois que Gaïa sera impressionnée, dit April. Allez la voir. Entrez dans le moyeu et criez. Ne rampez pas, n’implorez pas. Dites-lui que vous avez droit à quelques réponses, au nom de nous tous. Elle écoutera.
— Viens avec nous, April. »
La femme-ange fit un écart.
« Mon nom est Ariel-la-Vive. Je ne vais avec personne et nul ne vient avec moi. Je ne vous reverrai jamais. » Elle plongea pour la dernière fois et Cirocco sut qu’elle tiendrait parole.
Elle se tourna vers Gaby qui leva les yeux au ciel avec une petite grimace.
« On monte ?
— Fichtre oui.
Il y a quelques questions que j’aimerais bien poser. »
Chapitre 23.
« Je ne suis pas un héros, tu sais.
— D’accord, héroïne. »
Cirocco gloussa. Elles étaient couchées en ce dernier jour de leur quatorzième hiver ensemble, au huitième mois de leur séjour dans le rayon. Elles n’étaient plus maintenant qu’à dix kilomètres du moyeu. Une étape qu’elles pourraient avaler dès qu’aurait commencé le dégel.
« Pas même. S’il y a ici une héroïne, c’est bien toi. »
Gaby fit un signe de dénégation.
« Je t’ai donné un coup de main. Bien sûr, tu aurais eu beaucoup plus de mal si je n’avais pas été là. »
Cirocco lui étreignit la main.
« Mais je n’ai fait que te suivre. Je t’ai sortie de quelques mauvais pas, mais je n’ai rien d’un héros. Un héros n’aurait pas essayé de balancer Gene par-dessus bord sans parachute. Toi, tu aurais pu arriver ici toute seule. Pas moi. »
Elles restèrent silencieuses, perdues chacune dans ses pensées.
Cirocco n’était pas sûre que Gaby ait dit vrai. C’était en partie exact même si elle ne l’aurait pas admis ouvertement. Gaby n’aurait pas pu les conduire jusqu’ici. Elle n’avait rien d’une meneuse. Mais moi ? s’interrogea-t-elle. J’ai certes fait mon possible pour le devenir. Mais aurais-je réussi seule ? Elle en doutait.
« On s’en est payé une tranche, pas vrai ? » demanda Gaby, placidement.
Cirocco était sincèrement surprise. Pouvait-on qualifier ainsi leurs huit mois de lutte ?
« Je ne pense pas que l’expression soit parfaitement adéquate.
— Non, t’as raison. Mais on se comprend. »
Bizarrement, c’était vrai. Elle parvenait au moins à comprendre cette dépression qui l’avait envahie depuis quelques semaines. Leur voyage s’achèverait bientôt. Elles découvriraient ou non le moyen de regagner la Terre.
« Je n’ai pas envie de retourner sur Terre, dit Cirocco.