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— Moi non plus.

— Mais on ne peut pas faire simplement demi-tour.

— Tu as une idée.

— Non, je suis simplement têtue. Mais nous devons continuer. Je le dois à April et à Gene – et à tous les autres aussi –, il faut que je découvre ce que l’on nous a fait et pourquoi.

« Sors-nous ces épées, veux-tu ?

— Tu crains des ennuis ?

— Rien dont une épée ne puisse venir à bout. Je me sens simplement mieux avec ça dans la main. Je suis censée être un héros, pas vrai ? »

Gaby ne discuta pas. Elle mit un genou en terre et fourragea dans le troisième sac pour en sortir les courtes épées. Elle en lança une à Cirocco.

Elles se tenaient près du sommet de ce qui devait être le dernier escalier. Tout comme celui qu’elles avaient monté au pied du rayon, il s’enroulait en spirale autour du câble qu’elles avaient retrouvé au bout du long plan incliné marquant la limite entre la forêt et la valve supérieure. Il leur avait fallu deux jours entiers pour franchir cette pente à l’aide des piolets, de la corde et des pitons.

Comme elles n’avaient plus d’huile elles avaient dû monter l’escalier dans l’obscurité totale, une marche après l’autre. L’ascension s’était effectuée sans incident jusqu’au moment où Cirocco avait discerné devant elle une faible lueur rougeâtre. Elle s’était soudain senti le besoin d’avoir une épée dans la main.

C’était une arme fine, malgré son pommeau trop large. Elle ne pesait rien à une telle altitude. Après avoir frotté une allumette, elle effleura la silhouette de Titanide gravée sur le plat de la lame.

« Tu ressembles à un tableau de Frazetta », remarqua Gaby.

Elle baissa les yeux pour se regarder. Elle était dépenaillée, enveloppée dans les lambeaux de ses beaux atours. Sa peau était pâle, du moins là où elle était visible sous la crasse. Elle avait perdu du poids ; ce qui lui restait n’était que muscles noueux. Ses pieds et ses mains étaient durs comme du cuir.

« Et moi qui ai toujours voulu ressembler à l’une de ces filles de Maxfield Parrish. Tellement plus grandes dames. »

Elle secoua l’allumette puis en alluma une autre. Gaby la regardait toujours. Son regard brillait dans la lumière jaunâtre. Brusquement, Cirocco se sentit bien. Elle sourit, puis rit doucement, tendit la main vers Gaby et la lui posa sur l’épaule. Gaby fit de même, avec un vague sourire sur ses traits.

« As-tu… la moindre idée de ce qui nous attend là-haut ? » Gaby indiquait de la pointe de l’épée le haut des marches.

« Peut-être bien. » Elle rit encore puis haussa les épaules. « Rien de bien précis. Mais il faudra marcher sur des œufs. »

Gaby ne répondit rien mais se contenta de s’essuyer la main sur la cuisse avant d’empoigner avec fermeté le pommeau de son épée. Puis elle se mit à rire.

« Je ne sais pas m’en servir.

— Tu n’as qu’à faire comme si. Une fois arrivées en haut des marches, on laisse tomber tout notre accoutrement.

— Tu crois ?

— Je ne veux pas m’encombrer.

— Le moyeu est vaste, Rocky. Cela va peut-être nous prendre du temps pour la trouver.

— J’ai comme l’impression que ce ne sera pas long. Pas long du tout. »

Elle souffla la seconde allumette. Elles attendirent que leurs yeux s’accoutument à l’obscurité. Puis lorsqu’elles distinguèrent à nouveau la pâle lueur au-dessus d’elles, elles se mirent en route pour gravir, côte à côte, les cent dernières marches.

Elles montaient au milieu d’une nuit ponctuée de pulsations rouges.

L’unique éclairage provenait d’une ligne, droite comme un faisceau laser, loin au-dessus. Le plafond restait noyé dans la pénombre. Sur la gauche, on distinguait vaguement un câble, ombre obscure parmi les ténèbres.

Les parois, le plancher et l’air même, résonnaient au rythme d’un lent battement de cœur. Une petite bise froide leur fouetta le visage, en provenance de la bouche invisible du rayon surmontant Océan.

« Ça risque d’être coton de fouiner dans le coin, murmura Gaby. On n’y voit pas à plus de vingt mètres. »

Cirocco ne répondit pas. Elle secoua la tête pour chasser la bizarre sensation de pesanteur qui l’avait assaillie, puis elle lutta contre un brusque accès de vertige. Elle avait envie de s’asseoir, de faire demi-tour. Elle avait peur et ne voulait pas céder à cette impulsion.

Elle dressa son épée et la vit scintiller comme un lac de sang. Elle fit un pas, puis un autre. Gaby la suivit et elles pénétrèrent dans l’obscurité.

Ses dents lui faisaient mal. Elle s’aperçut qu’elle avait la mâchoire serrée, douloureusement crispée. Elle s’arrêta et cria :

« Je suis ici ! »

Au bout de longues secondes, l’écho lui répondit, puis se répéta en décroissant à l’infini.

Elle leva l’arme au-dessus de sa tête et cria encore.

« Je suis ici ! Je suis le capitaine Cirocco Jones, Commandant du VES Seigneur des Anneaux, déléguée par les Etats-Unis d’Amérique, l’Administration nationale pour l’aéronautique et l’espace et les Nations unies de la Terre. Je désire te parler ! »

Une éternité parut s’écouler avant que ne meure l’écho. Lorsque revint le silence, seule ne subsistait que la lente pulsation de ce cœur monstrueux. Elles se mirent dos à dos, l’épée haute, affrontant les ténèbres.

Cirocco sentit l’envahir un accès de colère qui balaya ses dernières traces de peur. Brandissant son épée, elle hurla dans la nuit tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues.

« J’exige de te voir ! Avec mon amie, nous avons traversé maintes épreuves pour nous présenter devant toi. Le sol nous a recrachées nues dans ce monde. Nous nous sommes frayé un chemin jusqu’à son sommet. Nous fûmes traitées cruellement, ballottées au gré de caprices pour nous incompréhensibles. Ta main a fouaillé nos âmes pour tenter d’en abolir toute dignité mais nous sommes restées inflexibles. Je te défie de venir me répondre ! Réponds de ce que tu as fait ou je consacrerai ma vie à ta destruction totale. Tu ne me fais pas peur ! Je suis prête à me battre ! »

Elle ne savait pas depuis combien de temps Gaby lui secouait la manche. Elle baissa les yeux, parut avoir des difficultés à accommoder. Gaby semblait terrorisée mais demeurait bravement à ses côtés.

« Peut-être, dit-elle d’une voix timide, peut-être qu’elle ne parle pas l’anglais. »

Alors Cirocco répéta son défi dans le chant des Titanides. Elle fit usage du ton déclamatoire, celui qu’on réservait au récit des contes. Les parois dures et sombres lui renvoyèrent sa chanson et bientôt le moyeu obscur résonnait de son air de défi.

Le sol se mit à trembler.

« Jeeeeeeee… »

C’était une note unique, un seul mot, une tornade vocale.

« T’aiiiiiiii… »

Cirocco tomba à quatre pattes et regarda, ahurie, Gaby qui griffait le sol à côté d’elle.

« Entenduuuuuuu… »

Le mot se réverbéra plusieurs minutes, descendant progressivement vers les graves comme le hurlement d’une sirène à la fin d’une alerte. Le sol cessa de vibrer et Cirocco leva la tête.

Une lumière éclatante l’aveugla.

Les yeux protégés par son avant-bras, elle cligna pour scruter l’éclat blanc. Un rideau s’ouvrait dans l’une des parois. Il allait du sol au plafond, distant de cinq kilomètres. Derrière, se dressait un escalier de cristal. Il jetait des éclats insupportables en montant vers une lumière si intense que Cirocco ne pouvait la regarder.

Gaby la tirait à nouveau par la manche.

« Filons d’ici, souffla-t-elle d’un ton pressant.