— Non. Je suis venue pour lui parler. »
Elle se contraignit à poser les paumes au sol pour se redresser.
Se remettre sur ses pieds était une tâche aisée ; rester debout était une autre affaire. Elle aurait avec plaisir suivi l’injonction de Gaby. Sa bravoure lui semblait maintenant relever de l’intoxication.
Pourtant, elle se mit en marche vers la lumière.
L’ouverture faisait deux cents mètres de large, flanquée par des colonnes de cristal qui devaient être les extrémités supérieures des câbles de soutènement. En levant les yeux, elle pouvait les voir se dévider, chaque brin s’intégrait à un réseau complexe pour former une nasse enserrant le plafond lointain. Ainsi c’était là l’ancre puissante qui maintenait la cohésion de Gaïa.
Elle fronça les sourcils. L’un des torons était rompu. En y regardant de plus près, tout le plafond ressemblait à un tricot laissé aux pattes d’un chaton, effiloché, enchevêtré.
Ce spectacle la réconforta. Gaïa était peut-être puissante mais elle avait dû connaître des jours meilleurs.
Elles atteignirent le pied de l’escalier et gravirent la première marche. Il émit une note basse d’orgue tandis qu’elles le montaient. La septième marche haussa la note d’un demi-ton, puis la treizième la diésa encore. Elles montèrent ainsi lentement l’échelle chromatique et lorsqu’elles eurent atteint la première octave, des harmoniques s’élevèrent.
Sans avertissement, des flammes orange se mirent à gronder autour d’elles. Les deux femmes firent littéralement un bond de deux mètres avant que la faible pesanteur ne les arrête.
En fin de compte, Cirocco sentit avec soulagement sa colère la reprendre. C’était certes terrifiant – une démonstration de puissance aveugle, à vous faire claquer des dents et flageoler des genoux, destinée à faire ramper les plus braves. Pourtant elle avait sur Cirocco l’effet contraire : dieu ou pas dieu, ce n’était qu’un truc minable calculé pour jouer sur des nerfs déjà mis à vif. Dans le genre, on pouvait lui décerner la palme de la nouveauté.
« P.T. Barnum est un petit rigolo à côté de cette fille », dit Gaby pour le plus grand plaisir de Cirocco. De l’esbroufe, voilà ce que c’était. Quel genre de dieu avait besoin de ça ?
Les flammes moururent pour rejaillir simplement deux fois plus hautes et lécher le plafond en formant un tunnel orange et jaune. Elles continuèrent d’avancer.
Devant elles se dressaient d’immenses portes de cuivre et d’or. Elles s’ouvrirent sans bruit puis se refermèrent derrière elles en claquant.
La musique s’amplifia en un crescendo démoniaque lorsqu’elles approchèrent un vaste trône entouré de lumière, Quand elles eurent gagné la large plate-forme de marbre au sommet de l’escalier, la lueur était devenue insoutenable. La chaleur était trop intense.
« Parle. »
Au moment où ce mot fut prononcé – toujours avec cette même voix profonde quoique maintenant plus humaine – la lumière commença de décroître. Cirocco jeta un regard prudent et distingua dans la brume lumineuse une imposante silhouette humaine.
« Parle, ou bien retourne d’où tu es venue. »
Cirocco cligna des yeux et vit une tête ronde, un cou épais, des yeux pareils à des charbons ardents, des lèvres charnues. Gaïa était haute de quatre mètres, elle se dressait devant son trône sur un piédestal de deux mètres. Elle avait un corps bien en chair, un ventre monstrueux, des seins énormes et des membres à faire frémir un lutteur professionnel. Elle était nue et sa peau avait la couleur de l’olive verte.
Le piédestal changea brusquement de forme pour devenir une colline herbeuse recouverte de fleurs. Les jambes de Gaïa se muèrent en troncs, ses pieds en racines fermement ancrées dans le sol. Elle était entourée de petits animaux tandis que des créatures ailées voletaient autour de sa tête. Elle fixa Cirocco et son vaste front sembla s’assombrir.
« Euh… je veux dire, je vais parler, je vais parler. » Elle ouvrit la bouche pour s’exécuter tout en se demandant où avait bien pu passer sa juste colère lorsqu’elle avisa Gaby du coin de l’œil. Cette dernière tremblait et levait vers Gaïa un regard humide.
« J’y étais, murmurait-elle. J’y étais.
— La ferme, siffla Cirocco en lui donnant une bourrade. On aura tout le temps d’en parler, après. » Elle essuya la sueur de son front puis fit à nouveau face à Gaïa.
« Ô Grande… » Non. Ne pas ramper, avait dit April. Elle aime les héros, avait dit April. Je t’en prie, April, tâche d’avoir raison.
« Nous sommes venues… euh, moi et six autres sommes venus de… on est venus de la planète Terre, il y a bien… euh, je ne sais pas vraiment depuis combien de temps… » Elle s’arrêta en comprenant qu’elle n’arriverait jamais à rien en anglais. Elle prit une profonde inspiration, redressa les épaules et se mit à chanter.
« Nous sommes venus pacifiquement, je ne sais depuis combien de temps. Nous n’étions qu’un équipage minuscule à ton échelle, et ne présentions pour toi nulle menace. Nous étions désarmés. Et pourtant nous fûmes attaqués. Notre vaisseau fut détruit avant même que nous n’ayons eu la moindre chance d’expliquer nos intentions. Nous fûmes retenus prisonniers contre notre gré, dans des conditions iniques, sans possibilité de communiquer entre nous ou avec nos compagnons restés sur Terre. Nous fûmes sujets à des manipulations. L’un des membres de mon équipage est devenu fou à la suite de ce traitement. Une autre était au bord de la folie lorsque je l’ai quittée. Un troisième refuse désormais la compagnie de ses frères humains tandis que le quatrième a perdu la plupart de ses souvenirs. Une autre encore a été modifiée au point d’être méconnaissable ; elle ne reconnaît même plus sa sœur qu’elle a aimée jadis.
« Toutes ces choses sont pour nous monstrueuses. Je sens que nous avons été trompés et que nous méritons une explication. On nous a maltraités et nous demandons justice. »
Elle tituba, soulagée d’en avoir terminé. Ce qui pouvait advenir n’était plus de son ressort. Elle avait cessé de se leurrer ; elle n’était pas de taille à lutter contre une telle créature.
Le front de Gaïa s’assombrit.
« Je ne suis pas signataire des Accords de Genève. »
Cirocco en resta bouche bée. Elle ne savait pas à quoi elle s’était attendue mais en tout cas certainement pas à ça.
« Mais qu’êtes-vous donc, à la fin ? » Elle n’avait pu se retenir de lui poser la question.
« Je suis Gaïa, la grande et la sage. Je suis le monde, je suis la vérité, je suis la loi, je suis…
— Vous êtes donc toute la planète ? April disait vrai ? »
Peut-être n’était-il pas convenable d’interrompre une déesse mais Cirocco se sentait comme Oliver Twist quémandant un supplément de brouet. Il fallait qu’elle se contrôle d’une façon ou d’une autre.
« Je n’avais pas terminé, grommela Gaïa. Mais effectivement, je le suis. Je suis la Terre Mère, bien que n’étant pas de votre Terre. Toute vie jaillit de moi. Je fais partie d’un panthéon qui s’étend jusqu’aux étoiles. Appelez-moi Titan.
— Alors c’était vous qui…
— Suffit. Je n’écoute que les héros. Tu as parlé d’actions d’éclat tout à l’heure lorsque tu chantais. Conte-les-moi à présent, ou bien disparais à jamais. Chante-moi tes aventures.
— Mais je…
— Chante ! » tonna Gaïa.
Elle chanta. Le récit lui prit plusieurs heures car, tandis que Cirocco voulait le condenser, Gaïa insistait de son côté sur les détails. Cirocco finit par prendre goût à la tâche. Le langage des Titanides y convenait admirablement ; tant qu’elle restait dans un mode déclamatoire il était impossible de chanter avec maladresse. Quand elle eut terminé elle se sentait pleine de fierté et légèrement plus sûre d’elle.