— L’entraînement, répondit rapidement Gaïa.
— Répétez ?
— L’entraînement. Je n’ai pas d’ennemis et rien dans mon comportement instinctif ne me prépare à affronter la guerre. Je savais que tôt ou tard j’allais rencontrer des hommes et tout ce que j’avais pu apprendre sur vous soulignait votre agressivité. Vos actualités, vos films, vos livres : guerre, meurtre, vol, hostilité.
— Vous vous entraîniez à combattre éventuellement contre nous.
— J’explorais des techniques au cas où.
— Et qu’avez-vous appris ?
— Que je ne valais rien. Je peux détruire vos vaisseaux s’ils approchent assez près mais c’est tout. Vous pourriez me détruire entièrement en un clin d’œil. Je n’ai aucune disposition pour la stratégie. Ma victoire sur Océan avait la subtilité de la lutte à main nue. Dès que les vôtres sont arrivés, April a révolutionné la tactique d’attaque des anges tandis que Gene a failli introduire de nouvelles armes chez les Titanides. J’aurais pu bien entendu leur donner ces armes moi-même. J’ai vu suffisamment de westerns pour savoir comment fonctionnent un arc et des flèches.
— Pourquoi ne pas l’avoir fait ?
— J’espérais qu’elles les inventeraient par elles-mêmes.
— Et pourquoi ne l’ont-elles pas fait ?
— Elles sont une espèce récente. Elles manquent d’esprit d’invention. C’est de ma faute ; je n’ai jamais brillé par mon originalité : le ver géant de Mnémosyne, je l’ai piqué dans un film. Il y a dans Phébus un gorille géant dont je ne suis pas peu fière, mais c’est aussi une imitation. Les Titanides proviennent de la mythologie – quoique leur mécanisme sexuel soit de mon cru. » Cirocco faillit rire devant son air suffisant. « Je suis capable de créer les corps, voyez-vous, mais quant à donner à une espèce fabriquée de toutes pièces ce sens de… eh bien, ce sens de l’identité que vous éprouvez, vous les hommes… c’est au-dessus de mes possibilités.
— Alors vous nous en avez emprunté un petit peu, remarqua Cirocco.
— Pardon ?
— Ne faites pas l’innocente. Il est encore une chose – qui est d’importance pour moi ainsi que pour Gaby et August – et que vous avez oublié de mentionner. Je vous ai crue jusqu’à maintenant, plus ou moins, mais voici votre chance de me prouver que vous avez bien dit la vérité. Pourquoi sommes-nous tombées enceintes ? »
Gaïa demeura muette pendant ce qui parut une éternité. Cirocco était prête à détaler. Après tout ? Gaïa était encore une déesse ; et il n’était pas conseillé de soulever son courroux.
« Ce fut mon œuvre.
— Et vous croyiez qu’on serait d’accord ?
— Non, je pensais bien que vous ne le seriez pas. J’en suis désolée maintenant, mais c’est fait.
— Et défait.
— Je le sais. Elle soupira. La tentation était simplement trop grande : j’avais une chance d’obtenir un nouvel hybride – qui renfermerait le meilleur de chaque espèce. J’espérais revitaliser-mais tant pis. Je l’ai fait, je ne cherche pas d’excuses. Je n’en suis pas fière.
— Je suis quand même heureuse de l’entendre. On ne se contente pas de faire ça, Gaïa. Nous sommes des êtres pensants, tout comme vous, et nous méritons d’être traités avec un peu plus de dignité.
— Je le comprends maintenant, dit Gaïa, contrite. C’est un concept difficile à admettre. »
Cirocco dut, à contrecœur, reconnaître que ce devait être le cas après trois mille millénaires d’une existence de déesse.
« J’ai une question », intervint brusquement Gaby. Elle était demeurée longtemps silencieuse, apparemment satisfaite de voir Cirocco se charger de la négociation. « Ce voyage était-il vraiment nécessaire ? »
Cirocco attendit : elle aussi avait eu des doutes sur cette partie de l’histoire.
« Vous avez raison, admit Gaïa. J’aurais pu vous amener ici directement. C’est évident puisque dans le cas d’April je lui ai fait accomplir plus de la moitié du chemin. Le rallongement de la période d’isolation aurait accru quelque peu les risques mais j’aurais pu vous rendormir.
— Alors pourquoi ne pas l’avoir fait ? » demanda Cirocco.
Gaïa leva les mains en l’air.
« Cessons de nous leurrer mutuellement, voulez-vous ? Primo, je ne sais pas si vous le méritiez. Secundo, j’avais – et j’ai encore – un peu peur de vous. Pas de vous personnellement mais des hommes. Vous avez tendance à la précipitation.
— Je ne peux pas le nier.
— Vous êtes quand même arrivées en haut, pas vrai ? C’était ce que je voulais voir : si vous en étiez capables. Et vous devriez me remercier, parce que vous vous en êtes payé une tranche.
— Je n’arrive pas à imaginer comment vous pouvez croire une telle…
— On ne se raconte plus d’histoires, maintenant, vous vous rappelez ? Vous êtes vraiment débordantes de joie à l’idée de rentrer chez vous, n’est-ce pas ?
— Eh bien, naturellement je…
— Tout en vous dit le contraire. Vous aviez un but à accomplir : arriver ici. Maintenant c’est terminé. La meilleure période de votre existence. Venez me dire le contraire. »
Cirocco en était presque muette. « Comment pouvez-vous dire ça ? J’ai vu mon amant manquer de se faire tuer – j’ai failli être tuée moi-même. Gaby et moi, on nous a violées, j’ai eu droit à un avortement, April a été transformée en monstre, August est…
— Vous auriez très bien pu être violée sur Terre. Quant au reste… vous vous attendiez à une sinécure ? Je suis désolée pour l’avortement ; je ne le ferai plus. Mais m’en voulez-vous pour le reste ?
— Eh bien, non, je pense que je crois ce que vous…
— Vous avez envie de m’en vouloir. Cela rendrait votre départ plus facile. Vous avez du mal à admettre que même avec tout ce qui a pu arriver à vos amis – et dont vous n’êtes en rien responsable – vous avez vécu une grande aventure.
— Voilà la plus…
— Capitaine Jones, je vous soupçonne de n’avoir jamais eu la trempe d’un capitaine. Oh, vous vous êtes bien débrouillée, comme pour toutes les choses auxquelles vous avez pu vous frotter. Mais vous n’êtes pas un chef. Vous n’éprouvez aucun plaisir à donner des ordres. Vous aimez votre indépendance, vous aimez visiter des coins étranges et faire des choses excitantes. En un autre temps, vous auriez été un aventurier, un soldat de fortune.
— Si j’avais été un homme, rectifia Cirocco.
— C’est uniquement parce que les femmes n’ont que depuis peu pris goût à l’aventure solitaire. L’espace restait pour vous le seul défi disponible mais on s’y presse en foule, il est parfaitement civilisé. Ce n’est pas vraiment votre truc. »
Cirocco avait renoncé à vouloir l’interrompre. C’était tellement gros : autant la laisser poursuivre.
« Non, ce qui vous convient exactement c’est ce que vous avez fait. Escalader la montagne inaccessible. Communier avec des êtres étranges. Brandir le poing face à l’inconnu, cracher à la figure de Dieu. Vous avez fait tout cela. Vous avez souffert tout du long ; et si vous poursuivez dans cette voie, vous souffrirez encore plus. Vous gèlerez, vous mourrez de faim, vous saignerez et vous tomberez d’épuisement. Alors que désirez-vous ? Passer le reste de votre existence derrière un bureau ? Rentrez chez vous : il vous attend. »
Très loin, au sein des abysses du moyeu de Gaïa, le vent gémissait doucement. Quelque part, des quantités d’air s’engouffraient dans un cylindre haut de trois cents kilomètres et ce cylindre était peuplé par des anges. Cirocco regarda autour d’elle et frissonna. À sa droite, Gaby souriait. Que sait-elle de plus que moi, se demanda Cirocco ?