« C’est vivant, murmura-t-elle. Vivant !
— Qu’est-ce que t’as dit ? » Bill essayait de s’agripper des deux mains au tableau de bord. Il était solidement harnaché à son siège mais les boulons qui fixaient au sol celui-ci s’étaient rompus.
Le vaisseau émit une nouvelle secousse et le siège de Cirocco se détacha également. Le rebord de la console la bloqua à mi-cuisses. Elle hurla en se débattant pour se dégager.
« Rocky, tout part en morceaux. » Elle n’était pas sûre de reconnaître la voix mais elle percevait sa terreur. Elle poussa, parvint d’une main à déboucler son harnais tandis que de l’autre elle se maintenait à distance de la console. Elle glissa sur le côté et vit son siège bondir parmi les débris des cadrans, se coincer un bref instant dans l’encadrement du hublot puis jaillir dans l’espace.
Elle crut qu’elle avait les jambes brisées mais constata qu’elle pouvait les bouger. La douleur s’atténua tandis qu’elle puisait dans ses réserves pour aider Bill à se dégager. Trop tard elle s’aperçut que ses yeux étaient clos, que son front et l’intérieur de son casque étaient maculés de sang. Tandis que son corps libéré glissait par-dessus le tableau de bord elle vit la marque que son casque y avait faite. Elle tenta d’agripper sa cuisse, sa cheville, sa botte… puis il tomba, tomba au milieu d’une averse d’éclats de verre scintillants.
Elle revint à elle, accroupie sous le tableau de commande. Elle secoua la tête, incapable de se rappeler comment elle avait atterri là. Mais la force de décélération était moins importante maintenant. Thémis avait réussi à amener le Seigneur des Anneaux – ou ce qu’il en restait – à sa propre vitesse de rotation.
Personne ne parlait. Une tempête de halètements provenait de ses écouteurs, mais pas un mot. Il n’y avait rien à dire ; cris et jurons s’étaient épuisés d’eux-mêmes. Elle se releva, agrippa le rebord de l’écoutille au-dessus d’elle et se hissa au milieu du chaos.
L’éclairage ne fonctionnait plus mais la lumière du soleil se déversait sur l’équipement brisé par une large déchirure dans la cloison. Cirocco avança parmi les débris. Une silhouette en combinaison s’écarta devant elle. Elle avait la migraine. Et un œil au beurre noir.
Les dégâts étaient considérables. Il faudrait un bon moment pour tout nettoyer et remettre le vaisseau en état.
« Je veux un état détaillé des dégâts de toutes les sections », dit-elle, à personne en particulier. « Ce vaisseau n’a jamais été conçu pour subir pareil traitement. »
Trois personnes seulement étaient debout. Une silhouette était agenouillée dans un coin, tenant la main d’une autre qui était enfouie sous les décombres.
« Je ne peux pas bouger mes jambes. Je ne peux pas les bouger.
— Qui a dit ça ? » cria Cirocco ; elle essaya de dissiper son vertige en secouant la tête ce qui ne fit qu’empirer les choses.
« Calvin, occupe-toi des blessés pendant que je vois ce qu’on peut faire pour le vaisseau.
— Oui capitaine. »
Personne ne bougea et Cirocco se demanda pourquoi. Tous l’observaient. Pour quelle raison ?
« Je suis dans ma cabine si vous avez besoin de moi. Je… ne me sens pas très bien. »
L’un des scaphandres fit un pas vers elle. Elle se déplaça pour essayer d’éviter la silhouette et son pied traversa le pont. La douleur fulgura dans sa jambe.
« Il arrive, par là. Regarde ! C’est nous qu’il cherche maintenant.
— Où ça ?
— Je ne vois rien. Oh ! Seigneur ! Je le vois !
— Qui a parlé ? Je veux le silence sur la radio !
— Fais gaffe ! Il est derrière toi !
— Qui a parlé ? » Elle était trempée de sueur. Quelque chose était en train de ramper derrière elle, elle pouvait le sentir et c’était une de ces choses qui n’entrent dans votre chambre qu’après que vous avez éteint la lumière. Pas un rat, mais quelque chose de pire, avec à la place du visage une simple plaque de vase, et des mains glacées, mortes, gluantes. Elle tâtonna dans l’obscurité rougeoyante et vit un serpent jaillir en se tortillant d’une flaque de soleil juste devant elle.
Tout était si calme. Pourquoi ne faisaient-ils aucun bruit ?
Sa main se referma sur quelque chose de dur. Elle la leva et se mit à taper, de haut en bas, d’un côté à l’autre, tandis que la chose surgissait en pleine vue.
Ça ne voulait pas mourir. Quelque chose s’enroula autour de sa taille et commença à tirer.
Les silhouettes en combinaison sautaient et couraient dans l’espace confiné mais les tentacules projetaient des filaments collants comme du goudron brûlant. La cabine en était envahie. Cirocco se sentit saisie par la jambe. La chose essayait de la lui arracher, comme un vulgaire pilon de volaille. Une douleur comme jamais elle n’en avait connu l’envahit mais elle continua de frapper le tentacule jusqu’au moment où elle perdit conscience.
Chapitre 4.
Il n’y avait pas de lumière.
Ce simple fragment d’information négative était une chose à laquelle s’accrocher. Prendre conscience que ces ténèbres envahissantes étaient le résultat de l’absence d’une chose appelée lumière lui avait coûté plus qu’elle n’aurait cru possible, à l’époque où le temps était formé d’instants consécutifs, tels des perles sur un fil. Maintenant les perles s’éparpillaient entre ses doigts. Elles se réarrangeaient en un pastiche de causalité.
Toute chose nécessite un contexte. Pour que l’obscurité fût signifiante, il fallait le souvenir de la lumière. Ce souvenir s’évanouissait.
Cela s’était déjà produit auparavant et se reproduirait encore. Parfois, il y avait un nom pour identifier cette conscience désincarnée. Le plus souvent, seule subsistait cette conscience.
Elle était dans le ventre de la bête.
(Quelle bête ?)
Elle ne pouvait s’en souvenir. Cela lui reviendrait. C’est ce qui se produisait en général si elle attendait suffisamment longtemps. Et il était facile d’attendre. Ici les millénaires équivalaient aux millisecondes. L’édifice stratifié du temps n’était plus que ruine.
Son nom était Cirocco.
(Qu’est-ce qu’un sirocco ?)
« Sir-roc-o. C’est un vent brûlant du désert, ou un vieux modèle de Volkswagen. M’man ne m’a jamais dit lequel elle avait en tête. » Telle avait été sa réponse usuelle. Elle se voyait en train de la dire, pouvait presque sentir des lèvres intangibles Prononcer ces mots sans signification.
« Appelez-moi capitaine Jones. »
(Capitaine de quoi ?)
Du VES Seigneur des Anneaux, VES pour vaisseau d’exploration spatiale, en route pour Saturne avec un équipage de sept personnes. L’une d’elles était Gaby Plauget…
(Qui est…)
… et… et aussi… Bill…
(Quel était ce nom déjà ?)
Elle l’avait sur le bout de la langue. Une langue était une chose charnue, douce… Cela se trouvait dans la bouche, qui était…
Elle le savait il y a un instant. Mais qu’était un instant ?
Quelque chose en rapport avec la lumière. Quoi que ce fût.
Il n’y avait pas de lumière. Était-elle là auparavant ? Oui, sûrement, mais qu’importe, accroche-toi à ceci, ne laisse pas cette idée t’échapper. Il n’y avait pas de lumière, ni rien d’autre non plus. Mais qu’était rien d’autre ?
Ni goût. Ni odeur. Ni sens du toucher. Ni perception kinesthésique d’un corps. Pas même une sensation de paralysie.
Cirocco ! Elle s’appelait Cirocco.