Vladimir Mikhanovski
Tobor Premier
Les rayons obliques du soleil ardent éclairaient le paysage.
Le sol criblé d’entonnoirs ressemblait au visage fortement grossi d’un lépreux. Chaque cratère aux bords lacérés s’était formé au point d’impact et d’explosion d’une météorite. Le bombardement d’aérolithes semblait ne pas vouloir s’arrêter et la roche rougeâtre d’origine volcanique tremblait sans discontinuer.
Sur l’écran panoramique on voyait distinctement les explosions se produire çà et là, silencieusement parce que dans le vacuum. Après chaque déflagration on voyait se soulever un magnifique panache qui projetait une longue ombre noire sur le sol défoncé. Ensuite la poussière et les menus éclats de roche retombaient lentement. Et l’ombre du panache se rétrécissait jusqu’à ne plus être tout aussi lentement.
Naturellement le bombardement de météorites obéissait à une certaine loi tendancielle, mais la percer était une chose extrêmement malaisée non seulement pour l’homme, mais même pour un puissant cerveau à ions versé dans l’art de régler les problèmes de ce genre. Surtout quand on sait que le temps imparti pour trouver la solution se réduit à quelques centièmes de seconde, ce qui est infiniment moins que le temps accordé à un étudiant pour passer un examen. Et puis de cette solution dépend non pas la note que l’examinateur attribuera, mais l’existence même. Effectivement, l’existence de celui qui traversait maintenant cette nouvelle zone d’obstacles.
Au demeurant, ce qui était encore plus malaisé c’était non pas de calculer, de deviner le point de chute de la météorite, mais d’esquiver celle-là. Ici une agilité et des réflexes absolument fantastiques étaient nécessaires.
La tâche de celui qui avait à franchir la zone dangereuse aurait été bien plus facile s’il avait disposé d’une chenillette — du type de celles qu’on utilise sur des planètes inconnues —, d’un robot marchant ou, au pis aller, d’un scaphandre standard doté d’un champ antimétéorite. Mais que faire si le testé ne disposait de rien de tel et allait devoir compter uniquement sur ses propres forces ?… On n’y pouvait rien, telle était la devise du cycle actuel, terminal de l’expérience : conditions périlleuses. Ce sont elles qui constituaient l’essence du test auquel était soumis Tobor, un test des plus difficiles qui devait durer plus de trois jours.
Les personnes qui étaient assises dans la salle sphérique savaient que la zone de météorites n’était rien en comparaison de ce qui l’attendait. Tobor, lui, ignorait ce qu’il aurait à affronter à chaque étape… En s’engageant, sans préparation aucune, dans la zone de bombardement de météorites, il ne savait qu’une chose : il fallait la franchir sans dommage pour son existence, et ce le plus rapidement possible étant donné que chaque seconde dépassant le temps imparti équivalait à un point de pénalité.
La formule de l’examen était on ne peut plus simple : l’action était sensée se dérouler sur une planète inconnue ; supposons qu’une équipe de cosmonautes prospecteurs, accompagnée de l’auxiliaire protéique Tobor, se soit éloignée du vaisseau-mère et, placée dans une situation périlleuse, qu’elle ait été coupée du monde extérieur. Tous les moyens de communication avaient été mis hors d’usage (comme le montrait la longue histoire de l’exploration des planètes lointaines, cette chose, hélas, se produisait parfois, malgré le degré de perfectionnement des matériels : la nature a une imagination inexhaustible et chaque planète a ses côtés rébarbatifs). Et voilà, pendant que les explorateurs étaient à l’abri dans une caverne ou un quelconque autre refuge, Tobor devait le plus rapidement possible regagner lé vaisseau afin de donner l’alerte et de revenir avec des secours. Tout retard entraînerait la perte du groupe. Sur le chemin conduisant à l’intersteljet Tobor devait donc franchir toutes sortes d’obstacles, fruit de la fantaisie subtile des ingénieurs et des techniciens du polygone, multipliés par les pages correspondantes des rapports documentaires d’expéditions spatiales…
Un énorme écran scintillait faiblement dans la salle tendue plongée dans la pénombre. La transmission avec le lointain polygone était assurée par des appareils impassibles. Là-bas, à des dizaines de kilomètres de la confortable salle sphérique, une expérience avait lieu qui devait permettre d’apprécier le long travail d’un collectif composé de plusieurs milliers de personnes.
Si la commission d’État homologue Tobor — créature élaborée par l’homme, associant, réunissant en un tout les qualités de la machine et de l’organisme vivant —, alors les chambres de synthèse de la Cité Verte recevront un prototype à partir duquel on réalisera des milliers de Tobor, auxiliaires irremplaçables de l’homme sur Terre, dans les immensités du Système solaire et au-delà.
Mais l’essentiel, c’était qu’au moment même où avaient lieu les derniers essais de Tobor Premier, une expédition stellaire dans la région de Lyre était en préparation, et au capitaine de laquelle les autorités de la Cité Verte avaient promis d’attribuer un adjoint.
C’est la raison pour laquelle aucune des personnes assises dans la salle ne voulait imaginer que l’expérience puisse ne pas réussir.
Il allait de soi qu’aujourd’hui la liaison avec le polygone était rigoureusement unilatérale. Tobor ne pouvait recevoir aucun ordre, aucune explication, aucun conseil de ses concepteurs et éducateurs. En effet, conformément au scénario de l’examen, tous les moyens de communication avaient été mis hors d’usage.
Tobor s’activait, se hâtait. Le chemin était long et difficile, la planète étrangère était perfide et il ne pouvait compter que sur ses propres forces et sur sa débrouillardise.
La pieuvre géante se déplaçait par bonds rapides, chaque fois en réussissant miraculeusement à esquiver les redoutables météorites.
A gauche… ensuite légèrement en arrière… à droite… Et brusquement, alors qu’une explosion particulièrement forte se produisait devant, Tobor se figeait. L’aiguille d’un chronomètre égrenait impassiblement et irrésistiblement les secondes : il était là, près de l’écran, alors que Tobor était immobile, semblable à une sculpture.
Pour Ivan, la pause parut grandir comme une avalanche. « Plus vite ! Plus vite ! » criait, suppliait, exigeait mentalement Ivan en regardant la silhouette figée au centre de l’écran.
Tantôt au loin, tantôt à proximité, les météorites soulevaient des gerbes en percutant le sol, mais Tobor attendait toujours quelque chose.
« Élaborerait-il une stratégie nouvelle ? » se demanda Ivan avec perplexité.
Dans la salle les personnes conservaient leur calme. Elles savaient que, privé de tout limiteur, Tobor était entièrement libre dans ses actions. Pour mener la tâche à bien, on lui avait imparti un espace de temps plus une indépendance totale. Comment répartir et utiliser ce temps, c’était son affaire. Par conséquent la conduite présente de Tobor était peut-être une pause forcée, nécessaire pour pouvoir évaluer correctement la situation, décider comment agir pour le mieux par la suite…
Les yeux photocellulaires de Tobor fouillaient précautionneusement la parcelle de la zone de bombardement de météorites qu’il devait encore traverser. Ivan estima à quatre kilomètres la distance à encore parcourir, ce qui était considérable. Tobor ne traînait-il pas trop quand même ? Et puis pourquoi s’était-il plaqué ainsi contre le sol ? Jamais encore il ne s’était aplati de la sorte…
Ivan se mordit les lèvres jusqu’au sang. A ce moment, utilisant ses tentacules comme des ressorts, Tobor bondit en avant vers un grand entonnoir encore fumant.
Non, ce ne pouvait être le fait du hasard. Chaque mouvement du robot — Ivan le savait — était calculé au millimètre près.