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Après avoir décrit une parabole, Tobor s’affala dans l’entonnoir brûlant au bord déchiqueté.

Des applaudissements solitaires se firent entendre derrière.

Assis dans une rangée du devant, Ivan se retourna. Celui qui applaudissait — un alpiniste aux joues roses — se trouvait au fin fond de la salle. Voyant qu’il avait attiré l’attention générale, il se troubla et plaça ses mains à plat sur le pupitre. Akim Ksénofontovitch se retourna, lança un regard absent sur l’alpiniste et de nouveau porta les yeux sur l’écran qu’il avait regardé sans discontinuer — Ivan aurait pu le jurer — depuis le matin même, depuis que Tobor avait entrepris son cheminement sur la planète imaginaire.

— Regardez-moi la précision de ce saut ! Tobor s’est laissé choir dans l’entonnoir sans en toucher les rebords, marmotta l’alpiniste comme pour se justifier.

— Très juste, mon vieux ! l’appuya inopinément un jeune vestibularis en lançant un clin d’oeil à Ivan.

— La longueur du bond elle aussi est exceptionnelle, ajouta celui-là.

Ce soutien fit s’épanouir l’alpiniste. Ici, en compagnie de sommités scientifiques, il n’était manifestement pas à l’aise.

— En février dernier, dans le Tian-chan, il nous était arrivé une drôle d’histoire à Tobor et moi. Il devait sauter d’un pic à un autre, commença l’alpiniste, mais il aperçut la nuque muette d’Akim Ksénofontovitch et s’arrêta court.

— Je voudrais bien savoir pourquoi Tobor a plongé dans l’entonnoir, bredouilla candide un des ingénieurs après une brève pause. Personne ne lui répondit.

« Question pertinente. Et loin d’être simple », songea Ivan. En effet, jusque-là, en franchissant la zone de bombardement de météorites, Tobor avait évité les entonnoirs. A présent son parcours zigzaguait, allant d’une cavité à une autre.

Avant son premier arrêt, Tobor avait totalisé très peu de points de pénalité depuis le matin. Il restait indemne — touchons du bois —, franchissant l’un après l’autre les obstacles qui se dressaient inopinément sur son chemin.

Malgré tout, depuis quelques minutes la singularité du comportement de Tobor préoccupait sérieusement Ivan. Comme pour annoncer un malheur, l’ombre sembla recouvrir le large écran.

Ivan parcourut des yeux la salle, vérifiant son impression. Cependant, tous ceux dont il faisait grand cas étaient calmes. Comme taillé dans du marbre, le visage du représentant du Conseil spatial paraissait impénétrable. Observant comment Tobor s’extirpait avec mille précautions de l’entonnoir pour bondir vers le suivant, le représentant du Conseil spatial esquissa un sourire, perdant d’emblée une bonne partie de sa gravité et de son inaccessibilité, et rectifia la mèche juvénile qui lui tombait sur le front.

Ivan serra plus fort les accoudoirs du fauteuil et se tranquillisa définitivement. « Tu divagues, se sermonna-t-il. C’est tout simplement la fatigue physique et nerveuse accumulée les semaines qui ont précédé les essais de Tobor. Il faut te ressaisir. »

— Que dites-vous, camarade Sourovtsev ? lui chuchota Akim Ksénofontovitch en se penchant vers lui et en regardant en direction de Tobor qui à ce moment retombait avec adresse dans un nouvel entonnoir.

— Tobor a imaginé une nouvelle tactique, répondit Ivan.

— Vouz pensez donc que c’est dans l’ordre des choses ?

— Je le pense, oui.

— Mouais… Seulement l’itinéraire brisé de Tobor s’allonge, fit remarquer Akim Ksénofontovitch.

Ivan haussa les épaules :

— En revanche il devient plus sûr.

— Certainement, acquiesça Akim Ksénofontovitch. Toutefois je voudrais vous poser une petite question, Ivan Vassiliévitch.

— Je vous écoute…

— Vous avez enseigné à Tobor la tactique d’utilisation des entonnoirs pour éviter les explosions ?

— Non.

— C’est bien ce que je pensais ! murmura avec animation Akim Ksénofontovitch. Partant, c’est Tobor lui-même qui en est arrivé là. Et ce, non pas dans le cadre tranquille de l’instruction, mais sur le champ de bataille, dans des conditions où l’on ne saurait se livrer à de longues réflexions.

— Sur le champ de bataille ?

— Précisément ! Je ne me suis pas mépris.

— Qu’avez-vous en vue ?

— Patientez quelque peu, bredouilla Akim Ksénofontovitch d’un air soucieux.

— La seule chose que je ne comprends pas, c’est en vertu de quelle association Tobor en est arrivé à sa décision, prononça entre ses dents Sourovtsev.

Akim Ksénofontovitch loucha dans sa direction, sembla vouloir dire quelque chose mais se tut.

Entre-temps Tobor avait presque atteint l’extrémité de la zone de bombardement de météorites : encore trois ou quatre bonds et il sortirait du secteur dangereux. Regardant le profil sévère de son voisin, Sourovtsev comprit que le patriarche était visiblement mécontent de quelque chose. A l’ISA (Institut des systèmes auto-organisés) tout le monde savait qu’il n’avait pas son pareil pour flairer les « défaillances de toutes sortes au bureau de garantie », pour reprendre l’expression de prédilection d’Akim Ksénofontovitch. Ce n’est pas pour rien que la direction l’avait nommé responsable du cycle décisif des essais de Tobor Premier.

— Mais c’est un scandale ! On dirait non pas une translation directe, mais une projection au ralenti, grommela Akim Ksénofontovitch sans prêter attention à personne lorsque Tobor se remit à lambiner.

— Seulement deux secondes de trop…, prononça machinalement Sourovtsev.

— Ce sont ces secondes qui, en s’accumulant, constituent les minutes, les heures de pénalité, dit Akim Ksénofontovitch.

— La route est encore longue. Il rattrapera le temps perdu ! intervint le vestibularis dans la conversation.

Pendant plusieurs années Sourovtsev avait « édu-qué », perfectionné ce système protéique des plus complexes appelé Tobor, ou Tobor Premier. Le contraignant à assimiler un volume toujours plus grand d’informations, il lui avait appris à régler différents problèmes, peu à peu, en partant des ouvrages des grands philosophes il lui avait enseigné la logique, souple et en même temps indestructible comme une lame en acier damassé. A maintes reprises Sourovtsev avait observé Tobor « en campagne » car il accompagnait invariablement son élève sur tous les polygones d’instruction de la Cité Verte, lors des stages dans l’espace, dans les expéditions lointaines sur Mars et Vénus. Et jamais Ivan n’avait cessé d’admirer la grâce inimitable des mouvements de Tobor, jamais il n’avait pu s’habituer à ce spectacle ensorcelant que Tobor offrait en sautant. Tendant brusquement ses tentacules qu’il avait repliés, il bondissait dans l’air tel une torpille vivante. Regardant sur l’écran, Sourovtsev se souvint de ce sculpteur venu passer quelques mois à la Cité Verte en quête de sujets. De tout ce que les savants de la Cité avaient fait, l’artiste avait le plus apprécié Tobor et dit qu’il ne manquerait pas de faire une sculpture pour l’exposition martielle « Le genre humain », œuvre qui devait être la quintessence de tout ce que les hommes avaient réalisé tout au long de leur histoire millénaire. Le sculpteur avait raconté qu’il appellerait son œuvre « L’âme du vol accompli » et qu’elle représenterait Tobor bondissant…

Encore un saut précis et c’en sera fini de la zone de bombardement de météorites. « Dommage que le sculpteur ne soit pas dans la salle sphérique, songea Sourovtsev. Un bond pareil n’aurait pas manqué de l’inspirer. » Tobor sauta selon toutes les règles de cette science complexe et fine qu’est l’athlétisme, sous un angle de 45 degrés de manière à franchir le tronçon le plus long possible, et en plein vol il réussit à esquiver un bolide incandescent : sur l’écran panoramique le lourd débris laissa un long pointillé qui s’évanouit progressivement.