Sourovtsev essuya les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Encore un obstacle de franchi. Tobor avait même réussi à réduire les pénalités lors des derniers sauts. Pourquoi alors le chef du cycle d’essais continuait-il à se renfrogner ?…
Les gens assis dans la salle s’agitèrent, une rumeur monta comme cela se produit toujours après une longue période de tension.
— Maintenant nous pouvons reprendre notre conversation, dit Akim Ksénofontovitch à Sourovtsev.
— A propos de l’enchaînement d’associations de Tobor ?
— Oui. J’ai compris comment Tobor avait deviné qu’il fallait sauter d’un cratère à un autre. Mais commençons par le commencement. Dernièrement un film sur la dernière guerre a été projeté au club de l’institut.
— Une bande historique ?
Akim Ksénofontovitch hocha la tête.
— Non pas historique, mais ancienne. Elle est sortie au lendemain du conflit, dans les années quarante du siècle dernier. Elle relate la défense d’une ville située sur la Volga. Je l’ai vue à deux reprises. Je vous conseille de voir ce film, Ivan Vas-siliévitch. Il est exaltant.
— Je l’ai vu.
— C’est donc ça. Vous l’avez montré à Tobor ?
— Non. Il m’a semblé que le film serait inintéressant pour lui. Il ne recèle pas d’informations utiles pour lui, jugea nécessaire de préciser Sourovtsev en jetant un regard en direction d’Akim Ksénofontovitch.
— Pas à moi, prononça celui-là, et j’ai demandé aux opérateurs de projeter le film spécialement pour Tobor. Je pense avoir rectifié votre erreur. Nous venons juste de nous en persuader en observant comment Tobor avait franchi la zone de bombardement de météorites.
— Je ne comprends pas…
— Réfléchissez.
— Attendez ! s’exclama soudain Sourovtsev. L’épisode de la contre-attaque ?…
— Bien sûr.
Sourovtsev se remémora les images documentaires du vieux film qui l’avait tant ému.
…De la ville il ne reste que des ruines. Dans le ciel des nuées d’avions déversent leur cargaison de mort. On a peine à croire qu’une âme vive encore parmi les décombres.
Des colonnes de fumées s’élèvent dans le ciel. Derrière, la Volga brûle. Les nazis y ont répandu le contenu de dizaines de citernes de pétrole et y ont mis le feu pour plonger les défenseurs de la cité dans un océan de flammes.
L’usine de tracteurs. Les soldats contre-attaquent sous le feu de l’artillerie ennemie. Ils sautent dans les entonnoirs encore fumants creusés par les obus de mortiers et de canons… L’instinct suggère aux combattants qu’il est peu probable que deux projectiles tombent au même endroit…
— Formidable, ce Tobor ! laissa échapper Sourovtsev.
— Il ne faut pas compter ses poussins avant qu’ils ne soient éclos, Ivan Vassiliévitch, dit à voix basse Akim Ksénofontovitch qui transféra son regard sur l’écran et ajouta : observons donc l’étape suivante.
Quelque chose préoccupait manifestement le patriarche, mais Sourovtsev préféra ne rien lui demander : de par expérience il savait que c’était toujours une entreprise infructueuse.
La zone de bombardement de météorites que Tobor avait franchie avec bonheur, nonobstant quelques minutes de pénalité, était la reconstitution d’une planète privée d’atmosphère, comme qui dirait la Lune.
Lors de la discussion du projet de la zone que Tobor devait franchir, les organisateurs des essais avaient recherché des effets contrastés, un « gradient de conditions » maximum entre deux secteurs voisins du parcours d’examen. Plus grande, plus inattendue cette différence de conditions physiques sera pour Tobor et plus dur cela sera pour lui…
Le secteur de vacuum était séparé des voisins par un champ de forces qui empêchait l’air de s’infiltrer : en présence d’atmosphère les météorites auraient été consumées avant d’atteindre la surface.
Lors du dernier saut Tobor vint percuter le mur invisible que ses radars avaient détecté à une soixantaine de mètres de là, et le bombardement d’aérolithes cessa comme par enchantement.
…Tout d’abord Tobor se figea, surpris qu’il était d’être passé sans transition aucune du royaume du silence à celui de sons assourdissants : tonnerre, craquements, sifflements, grondements.
Selon le dessein des expérimentateurs, ce secteur imitait une jeune planète dotée d’une épaisse enveloppe atmosphérique, encore instable qui plus est. Tobor allait devoir affronter des obstacles d’un autre genre : orages, tourbillons, ouragans furieux, courants gazeux transpercés en permanence par des décharges électriques.
La salle s’anima. En effet, ces conditions physiques étaient attendues sur la planète qui, d’après les calculs des astrophysiciens, devait graviter autour de R Lyre. C’est vers elle que Tobor devait s’envoler en compagnie d’un équipage d’hommes…
— N’est-ce pas une charge trop importante pour une seule journée ?… lança quelqu’un.
— Depuis ce matin nous en sommes déjà à la neuvième étape ! dit le représentant du Conseil spatial.
- Je n’estime pas que c’est beaucoup, répliqua Akim Ksénofontovitch. Qu’en pensez-vous, camarade Sourovtsev ? demanda-t-il à Ivan.
- Le potentiel de Tobor n’a encore pas été déterminé de manière précise, répondit Sourovtsev.
Toutefois le plafond de ses possibilités est extrêmement haut, et il n’y a pas lieu de craindre que nous l’avons atteint ou que nous l’approchons… Tobor est capable de réaliser en une journée un volume de travail trois ou quatre fois plus grand.
— Qu’est-ce qui vous le prouve, Ivan Vassiliévitch ? demanda le représentant du Conseil spatial.
— Avant les présents essais nous avons procédé à des tests de contrôle, répondit Sourovtsev. Tobor est resté plus de douze jours en action intense ininterrompue…
— Ininterrompue ? répéta le représentant du Conseil spatial. Et quand Sourovtsev acquiesça, il fit une inscription dans le bloc-notes qui, depuis le début des essais, était ouvert devant lui sur le pupitre.
— Sans repos…, soupira l’alpiniste.
On pouffa dans la salle.
— Dans les montagnes Tobor et moi observions toujours des haltes, ajouta l’alpiniste, conscient d’avoir encore lâché une ineptie.
— Voyez-vous, cher camarade, quoi qu’on fasse, Tobor est une machine, expliqua avec condescendance un ingénieur âgé et moustachu qui n’avait rien dit jusqu’ici. Or, une machine ignore la fatigue. Les haltes, c’est à vous qu’elles étaient nécessaires et pas du tout à Tobor.
— Parfois le métal lui aussi fatigue, lui objecta l’alpiniste brusquement pris par le démon de la contradiction.
— Si un métal fatigue, c’est qu’il est de mauvaise qualité, le coupa Akim Ksénofontovitch.
…Le soleil était invisible sur l’écran, ses rayons étaient impuissants à percer les nuages cotonneux qui filaient bas et denses. De temps en temps une ondée s’en détachait, emportée par le vent.
Tobor avait déjà assimilé la situation nouvelle, il s’y était adapté et avançait maintenant avec assurance, au petit trot.
Un très large et bruyant courant lui barra le chemin. La rive — montrée en gros plan par les appareils de retransmission — était fangeuse, les tentacules de Tobor s’y enfonçaient presque entièrement, par conséquent il aurait été dans l’impossibilité totale de prendre appui pour sauter.
Les violentes rafales ridaient les grosses vagues qui roulaient des blocs erratiques.