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Désemparée, elle jeta au vieil officier impassible un regard qui s’égarait :

— Où me conduisez-vous ?

— Mais... dans votre cabine ! Votre... Altesse Sérénissime y sera gardée, comme il convient, ainsi que lord Canning l’en a prévenue. Elle ne pensait pas, j’espère, qu’on la mettrait aux fers ? Une dame mérite des égards... même celles qui servent Bonaparte !

Elle détourna la tête pour qu’il ne vît pas qu’elle avait blêmi. L’ami indulgent de naguère avait disparu à jamais. Il avait fait place à un étranger, un officier anglais qui ferait tout son devoir aveuglément, même-si ce devoir était celui d’un geôlier. Et Marianne n’était pas très sûre que, dans l’amertume de sa déception, il ne regrettât pas de ne pouvoir la traiter avec plus de rigueur.

— Non, sir James, dit-elle enfin, je ne le pensais pas. Mais j’aurais aimé que vous ne me gardiez pas rancune !

Avec un dernier regard au brick silencieux où aucune vie ne se montrait et qui, indifférent, semblait se détourner et regarder ailleurs, elle se laissa emmener et conduire jusque chez elle.

Le bruit de la clé tournant dans la serrure lui passa sur les nerfs comme une râpe, tandis que retentissait le bruit des armes que l’on reposait. Les marins, désormais, tout au moins tant que l’on ne serait pas en pleine mer, garderaient sa porte avec un soin vigilant. L’Angleterre ne lâcherait pas facilement l’amie de Napoléon !...

Lentement, elle alla jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit, se pencha au-dehors et ne put que constater ce qu’elle savait déjà : située tout près de la chambre du capitaine, sa cabine dominait l’eau d’une belle hauteur. Peut-être, dans son désarroi, se fût-elle décidée tout de même à un plongeon hasardeux pour échapper, malgré tout, à son sort et à ses gardiens, mais même ce moyen extrême lui était interdit : contre le navire arrêté s’était reformée la mosaïque de petits bateaux, naves, Caïques ou pérames, qui se pressaient autour de tous les autres comme des poussins autour de grosses pondeuses et qui servaient aux continuels transbordements d’une rive à l’autre de l’immense port. Sauter équivalait à se briser les os.

Découragée, elle revint vers sa couchette, s’y laissa choir... et constata que les draps en avaient été enlevés. Apparemment, sir James était décidé à ne plus rien laisser au hasard et ne lui accordait pas la moindre chance !...

Avec un peu d’amertume, elle songea à Théodoros qui devait être loin maintenant. Il avait bénéficié, juste à temps, de l’indulgence coupable du Commodore pour une petite Marianne qui devait tout au souvenir et dont personne maintenant ne viendrait fausser les entraves pour lui permettre de prendre son vol.

Le Grec avait atteint le but de son voyage. Il ne lui restait, à elle, que l’intime mais faible satisfaction d’avoir tenu le serment de Santorin. De ce côté-là, au moins, elle était libérée... mais c’était bien le seul !

Les heures chaudes du jour coulèrent une à une, chacune d’elles plus pesante que la précédente et plus rapide. Il était si court le temps que la captive passerait encore à Constantinople ! Et la proximité de la « Sorcière » en rendait l’inexorable fuite plus désespérante encore.

Bientôt, quand un nouveau jour se lèverait, la frégate anglaise hisserait ses voiles et emporterait la princesse Sant’Anna vers un inconnu morose qui, perdu dans les brumes britanniques, n’aurait même pas l’attrait du danger. On l’enfermerait dans quelque coin et voilà tout ! Peut-être pour l’y oublier si Napoléon ne se souciait plus d’elle...

Le cri aigu des muezzins appelant la foule à la prière vint avec le coucher du soleil. Puis ce fut la nuit. La vie tumultueuse du port s’affaiblit et mourut tandis que s’allumaient les fanaux des navires. Avec elle apparut le vent froid venu du nord qui, entrant dans la cabine, fit frissonner Marianne, mais elle ne put se résoudre à fermer sa fenêtre parce que en se penchant un peu elle pouvait encore apercevoir vaguement le beaupré du vaisseau de Jason.

Un marin entra portant un chandelier allumé, suivi d’un autre avec un plateau qu’ils déposèrent sans un mot. Ils avaient dû recevoir une consigne sévère.

Leurs visages étaient à ce point dépourvus d’expression qu’ils en devenaient curieusement semblables et ils ressortirent sans que Marianne eût seulement tenté un geste ou une parole.

Elle enveloppa le plateau d’un coup d’œil indifférent. Il lui importait si peu qu’on la nourrît et qu’on l’éclairât ! Le confort d’une prison n’enlève rien aux dures limites qu’elle impose.

Néanmoins, comme elle sentait la soif lui brûler la gorge, elle se versa une tasse de thé, l’avala et s’en préparait une seconde, quand un choc sourd la fit tressaillir et se retourner. Quelque chose venait de rouler sur le tapis...

En se baissant, elle vit que c’était une pierre rugueuse autour de laquelle une mince ficelle était enroulée et nouée serré. Le bout de cette ficelle disparaissait par la fenêtre.

Le cœur battant, elle tira doucement, puis un peu plus fort. La ficelle s’allongea, s’allongea, se continua par un nœud que prolongeait une corde solide. Comprenant tout à coup ce que cela signifiait et envahie d’une joie bien proche de la folie, elle posa spontanément ses lèvres sur le toron de chanvre et l’embrassa comme elle eût embrassé l’ange de la délivrance. Elle avait donc encore un ami ?

Soufflant vivement ses chandelles, elle retourna vers la fenêtre et se pencha. En bas, dans l’ombre dense du quai, elle crut bien distinguer une forme humaine, mais ne s’attarda pas à des questions inutiles : le temps pressait et elle avait tellement hâte de s’évader ! Elle revint à la porte et y colla son oreille. Un silence profond enveloppait le navire. On n’entendait que le léger grincement de sa charpente quand il bougeait un peu dans l’eau du port. Les sentinelles s’étaient peut-être endormies car elles ne faisaient pas le moindre bruit, elles non plus !

Evitant soigneusement d’en faire elle-même, Marianne attacha solidement la corde au pied de son lit puis se hissa sur la fenêtre avec quelque difficulté car elle n’était pas très large. Immédiatement, elle sentit le filin, maintenu par une main invisible, se tendre fermement et, doucement, elle commença à descendra, s’efforçant de ne pas regarder le trou noir ouvert sous ses pieds et cherchant des points d’appui le long du vaisseau. Heureusement aucune des fenêtres de l’étage inférieur n’était ouverte. Les officiers du navire devaient être à terre pour profiter pleinement de cette unique soirée de liberté.

La descente lui parut interminable et pénible. Ses mains vite écorchées la brûlaient, mais elle sentit soudain que des bras se refermaient sur elle et la soutenaient solidement.

— Lâchez la corde ! souffla la voix de Théodoros. Vous y êtes !

Elle obéit et se laissa aller dans le fond du petit bateau où il l’attendait, cherchant dans cette obscurité la main du Grec dont la gigantesque forme sombre la dominait de toute sa hauteur. A se sentir aussi miraculeusement hors de sa prison flottante, elle débordait d’une reconnaissance qu’elle ne parvenait pas à exprimer, cherchant à la fois son souffle et les mots qui pourraient traduire son émotion.

— Je vous croyais loin... chuchota-t-elle, et vous êtes là ! Vous êtes venu à mon secours ! Oh, merci !... merci ! Mais comment avez-vous deviné ?... Comment avez-vous su ?

— Je n’ai pas deviné ; j’ai vu. Quand le grand Anglais blond est arrivé, je venais tout juste de quitter le bateau et je m’étais caché sur le chaland qui est amarré là, tout près, au milieu des piles de bois de construction pour voir comment j’allais me diriger. Cela m’a permis d’observer ce qui se passait sur la frégate et, quand les marins t’ont emmenée entre les fusils, comme une criminelle, j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Ils ont découvert qui tu es ?