Quant à ceux qu’elle aimait et qu’elle avait laissés dans ces lieux qui ne gardaient même plus l’écho de leurs voix, elle ne les reverrait jamais. Maintenant, elle était certaine qu’ils avaient cessé de vivre...
Epuisée par ce dernier coup, Marianne oubliant tout ce qui l’entourait se laissa glisser à terre et, la tête contre la porte close que Jason ne franchirait plus, elle se mit à pleurer tout bas. C’est là que Théodoros la retrouva, recroquevillée sur elle-même, blottie contre ce bois comme si elle cherchait à y mêler intimement sa propre substance.
Il essaya de la relever mais, malgré sa force, il n’y parvint pas : elle était lourde de son poids de chair aggravé d’une immense charge de souffrance et de désespoir qui dépassait même ses possibilités d’homme. Elle gisait là, écrasée par la déception et la douleur qui pesaient sur elle comme des rochers et il sentit qu’elle ne ferait rien, qu’elle ne voulait plus rien faire pour se libérer. Le monde extérieur avait cessé tout à coup de l’intéresser.
S’agenouillant auprès d’elle, Théodoros chercha sa main et la trouva froide comme si tout le sang déjà s’en était retiré. Mais déjà cette main le repoussait.
— Laisse-moi... souffla-t-elle ! Va-t’en !
— Non. Je ne te laisserai pas ! Tu es ma sœur puis que tu souffres. Viens avec moi.
Elle ne l’écoutait pas. Il comprit qu’elle lui échappait et se laissait emporter par le flot amer de ses larmes bien au-delà de tout raisonnement et de toute logique. Précautionneusement, il releva la tête, regarda autour de lui.
Là-bas, vers l’avant, les janissaires n’avaient rien vu, rien entendu. Assis maintenant sur des rouleaux de cordages, leurs fusils entre leurs jambes, ils avaient tiré de longues pipes et fumaient placidement en regardant la nuit. L’odeur poivrée du tabac parfuma le vent venu de la mer Noire et se mêla à l’odeur des algues. Visiblement, les gardiens n’imaginaient même pas qu’il y eût, sur ce bateau, d’autres humains qu’eux-mêmes...
Un peu rassuré, Théodoros se pencha de nouveau sur Marianne :
— Je t’en supplie, fais un effort ! Tu ne peux rester là... C’est de la folie ! Il faut vivre, combattre encore !
Il essayait de la convaincre avec ses mots à lui, ceux qui résumaient tout ce qu’il aimait au monde.
Elle ne répondit même pas, se contentant de refuser d’un hochement de tête presque imperceptible et, sur sa main, le Grec sentit couler des larmes. Elles le bouleversèrent d’une pitié encore inconnue.
Il savait cette femme vaillante, pleine de vie et pourtant les mots de la vie et du combat n’agissaient plus sur elle.
Elle s’était couchée là, comme un chien se couche devant la porte du maître perdu, et il sentit qu’elle n’en bougerait plus jamais s’il n’agissait pas. Ce qu’elle voulait c’était attendre ici que la mort la prenne. Et elle était si jeune... si belle !
Une colère le saisit contre tous ceux qui avaient voulu se servir de cette jeunesse, de cette beauté, mal défendues par des titres ronflants qui ne compensaient pas les charges et les responsabilités dont on l’avait accablée, lui comme les autres ! En se rappelant le serment, exigé de cette naufragée, devant les saintes images, il eut honte de lui-même. La passion de la liberté n’excusait pas tout. Et maintenant qu’elle était à bout de forces, cette enfant exténuée qui, malgré tout, l’avait aidé de son mieux et même avait tué pour lui, il se refusait à l’abandonner.
Elle ne bougeait plus mais quand il tenta une fois encore de la relever, il sentit le même refus, la même résistance. Elle se cramponnait de toutes ses forces à ces quelques planches qui représentaient à la fois son passé et son dernier espoir. Il comprit que, s’il insistait, elle était capable de se mettre à crier. Or, il était impossible de s’éterniser ici, c’était trop dangereux !
— Je te rendrai à la vie malgré toi, mâcha-t-il entre ses dents, mais, pour ce que je vais faire, pardonne-moi !
Sa large main se leva. Il savait, étant rompu à bien des formes de combat, comment faire perdre conscience à un homme par un coup appliqué derrière la tête. Contrôlant sa force attentivement, il frappa. La résistance cessa et le corps amolli de la jeune femme se détendit. Alors, le chargeant sur une épaule, il reprit, plié en deux pour se confondre avec le bordage, le chemin de la coupée et de l’échelle de corde.
L’effort lui parut facile et le fardeau léger tant il était heureux de l’emmener.
Un instant plus tard, il reprenait les rames et dirigeait la pérame vers la sortie du port. Dans un moment, il aborderait à l’endroit qu’il avait choisi et il emporterait sa compagne jusqu’au palais de France qu’il connaissait bien. Ensuite seulement, il pourrait retourner à ses propres luttes et aux terribles problèmes de sa patrie. Mais elle, cette enfant, il fallait la rendre à son pays, à son milieu. Elle était comme ces fleurs délicates qu’une terre étrangère fait périr et c’est seulement de la sienne qu’elle pourrait tirer encore la force de vivre.
Le bateau doubla la pointe de Galata surmontée des vieilles murailles de son château. Les minarets de la mosquée Kilidj Ali dressèrent leur blancheur diffuse contre le ciel plein d’étoiles, tandis que le bateau, sur les vagues plus fortes du Bosphore, se mettait à danser.
Mais tout à coup, Théodoros, en tirant sur ses rames, se prit à sourire. Malgré le vent froid, la nuit était belle, pure et calme. Ce n’était pas une nuit faite pour le malheur. Il y avait, quelque part, une erreur et il ne pouvait pas deviner laquelle, mais son instinct de montagnard, habitué dès l’enfance à regarder le ciel et à compter les étoiles, lui soufflait que, pour la femme qui reposait, inconsciente au fond de sa barque, le soleil et le bonheur reviendraient un jour, et l’instinct de Théodoros ne l’avait jamais trompé... Il n’est si longue route dont on ne voie la fin, ni si longue nuit qui ne se dissipe avec le jour...
Pour la messagère de l’Empereur, le voyage était terminé et l’heure était venue de prendre pied, enfin, sur la terre du Grand Seigneur et de la sultane blonde.
Avec décision, Théodoros le rebelle engagea sa barque dans l’eau calme d’une petite baie et, d’une énergique impulsion, la lança sur le sable...
Le comte de Latour-Maubourg, ambassadeur de France auprès de la Sublime Porte, regarda avec stupeur le géant, fait comme un épouvantail, qui venait d’envahir son ambassade et le tirer de son lit en faisant un vacarme affreux, tapant sur la porte à coups redoublés et bousculant le concierge.
Puis, son regard myope alla se poser, perplexe, sur la jeune femme évanouie que l’intrus venait de déposer sur un fauteuil avec des soins de mère.
— Vous dites que cette personne est la princesse Sant’Anna ?
— Elle-même, Excellence ! Tout juste évadée de la frégate anglaise « Jason », par laquelle nous avions été recueillis en mer, elle et moi, mais où l’on prétendait la retenir prisonnière. A l’aube, la frégate devait lever l’ancre pour rentrer en Angleterre.
— Une bien étrange histoire ! Qui donc prétendait garder la princesse ?
— Votre collègue anglais qui est monté à bord ce matin et l’a reconnue !
L’ambassadeur eut un mince sourire.
— Lord Canning est un homme de décision ! Mais vous-même, mon ami, qui donc êtes-vous ?
— Simplement le domestique de Son Altesse, Excellence. On m’appelle Théodore.
— Peste ! Elle voyageait donc avec toute sa maison et une maison singulièrement brillante puisque vous parlez turc ! Mais cet évanouissement paraît se prolonger beaucoup ? Car elle est évanouie, n’est-ce pas, rien de plus ? A-t-elle été victime d’un accident ?