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La meute du pacha épirote avait eu raison sans peine d’un navire livré aux seules mains inexpérimentées d’un médecin mégalomane et d’une poignée de forbans. Du moins, les prisonniers, du fond de la cale où ils étaient aux fers, en avaient-ils jugé ainsi d’après la grande brièveté du combat.

Une chose, d’ailleurs, était certaine pour eux : depuis la veille Jason Beaufort ne commandait plus son navire.

— Comment pouvez-vous penser, en ce cas, qu’il puisse être encore vivant ? s’écria Marianne. Leighton l’a certainement tué pour prendre le commandement de la « Sorcière » ?

— Tué ? non. Mais enivré, drogué jusqu’à la moelle ! Et je crois qu’il ne faut pas chercher plus loin l’explication d’une conduite qui, pour nous tous qui le connaissons depuis longtemps, était proprement insensée chez Beaufort. La fureur et la jalousie n’expliquent pas tout et je sais maintenant que, depuis Corfou, notre skipper était au pouvoir de ce Leighton dont nous ne nous sommes pas assez méfiés !...

 » O’Flaherty a fini par m’avouer que le médecin, qui a longtemps pratiqué la traite sur la côte des Esclaves, a appris certains secrets des sorciers de Bénin et d’Ourdah. Après vous avoir dénoncée, il a poussé Beaufort à boire, mais ce que celui-ci absorbait n’était pas uniquement le rhum habituel ou l’honnête whisky !

— S’il n’est pas mort, alors, qu’en a fait Leighton ?

— Il s’est enfui avec lui, sur une chaloupe, durant le bref combat. La nuit était noire et le désordre à son comble. Le mousse qui se cachait derrière un canon les a vus embarquer. Il a reconnu son capitaine qui, selon lui, agissait comme un automate et c’est Leighton qui a pris les rames. J’ajoute qu’il a également pris vos joyaux en guise de viatique car, malgré nos recherches, nous ne les avons pas retrouvés parmi vos affaires.

— Jason abandonner son bateau en péril ! fuir un combat ! articula Marianne incrédule, s’embarquer tranquillement tandis que ses hommes se font tuer ! Mais, Arcadius, c’est invraisemblable !

— En effet, mais je crois vous avoir dit qu’il n’était plus lui-même. Ma chère enfant, si vous vous attachez à tous les côtés invraisemblables de notre odyssée, vous n’êtes pas au bout de vos peines. Car nous étions persuadés, nous autres gens de la cale, que seule la mort nous attendait aux mains des démons du pacha... ou tout au moins l’esclavage. Or... il ne s’est rien passé de tel. Au contraire, Achmet Reis, le capitaine du chebec « amiral » si j’ose dire, nous a traités avec beaucoup de civilité.

— N’est-ce pas au fond assez naturel ? Vous et Gracchus êtes français et le pacha de Janina n’ose guère rompre en visière avec l’Empereur. Son fils doit poursuivre la même politique...

Arcadius grimaça un sourire sardonique :

— S’il n’y avait eu que notre qualité de Français pour nous sauver, je ne serais pas ici, à cette heure, pour vous conter ce roman, car nous avons bel et bien failli perdre la tête quand nous avons vu surgir dans notre cale une troupe de gaillards écumants dont les cimeterres s’agitaient fort dangereusement. Mais  – et c’est là que la chose devient extraordinaire ! — il a suffi à Kaleb de quelques mots dans la langue de ces énergumènes pour les arrêter net. Ils l’ont même salué bien poliment.

Marianne, abasourdie, le regarda comme s’il délirait :

— Kaleb ?

— Vous n’avez pas oublié, j’imagine, ce dieu de bronze dont vous avez si superbement pris la défense quand Leighton prétendait le faire hacher par le fouet ? Eh bien, je suis obligé de reconnaître que c’est lui qui nous a sauvés ! conclut tranquillement Jolival en acceptant le verre de Champagne qu’un valet, curieusement vêtu de flanelle blanche sous son habit à la française, lui offrait.

L’ambassadeur, revenu depuis un instant et affalé dans un fauteuil, ne perdait ni une bribe du récit de Jolival ni une miette du repas froid, improvisé mais succulent, que ses gens, hâtivement tirés de leur lit, servaient avec une dignité comique.

Marianne, pour sa part, avala d’un trait le contenu de sa flûte comme pour bien se pénétrer des réalités de l’heure présente avant de s’exclamer :

— Il vous a sauvés ? Un esclave échappé de chez les Turcs ? Mais Arcadius, ça ne tient pas debout !

— A première vue, c’est certain ! Mais à ne vous rien cacher, cet étrange fugitif m’a beaucoup donné à penser. D’après Beaufort qui, entre nous soit dit, me paraît plus naïf qu’on ne pourrait le supposer, ce Kaleb fuyait son esclavage turc sur les quais de Chioggia, autrement dit à un nombre respectable de lieues du territoire ottoman. Or, pour mieux fuir ledit esclavage, il s’est fait embarquer sur un navire appartenant à une nation pratiquant notoirement le trafic des gens de couleur, puis il a accepté sans sourciller que ledit navire le ramenât... à Constantinople ! Et, là-dessus, nous découvrons qu’il possède une influence certaine sur les Turcs, ou leurs satellites ! On croit rêver !...

— Vous avez raison : c’est étrange ! Et qu’en avez-vous conclu, mon ami ?

— Que cet homme sert l’empire ottoman à sa manière. N’oubliez pas que les Noirs, ou leurs proches voisins, ont souvent tenu des postes importants auprès des sultans. Ne fût-ce qu’au harem !

Marianne haussa les épaules. Sa mémoire lui restitua instantanément la silhouette athlétique de l’Ethiopien, sa voix profonde et basse.

— Un eunuque, ce garçon ? Allons donc !

— Je n’ai jamais prétendu qu’il le fût. Ce n’est qu’une hypothèse. Quoi qu’il en soit, il nous a bel et bien tirés des griffes de Vali Pacha. Nous avons à peine touché la côte de Morée, sans d’ailleurs quitter le brick où l’on nous avait permis de regagner nos appartements, puis le chebec nous a escortés jusqu’au Bosphore, après qu’Achmet Reis eut fait passer à bord un équipage de fortune.

— Mais les autres hommes de l’équipage, que sont-ils devenus ?

— Les mutins sont morts et le sort que leur a réservé le pacha a dû leur faire regretter la corde ! Quant aux autres, ils seront probablement vendus comme esclaves. Seul O’Flaherty a bénéficié de la même clémence que nous-mêmes.

— Et... Kaleb ?

Jolival eut un geste des deux mains qui traduisait clairement son ignorance.

— Dès l’instant où nous avons touché Monemvasia, en Morée, Kaleb a disparu et comme personne n’a consenti à nous renseigner, aucun de nous ne sait ce qu’il est devenu. Au moment où il nous a quittés, il nous a salués avec beaucoup de courtoisie, puis il s’est volatilisé sans plus laisser de trace qu’un djinn.

J’ajoute qu’il n’a voulu répondre à aucune de nos questions...

— De plus en plus étrange !

Un instant, l’esprit de Marianne s’attarda autour du souvenir de l’esclave éthiopien. Etait-il seulement né au pays du Lion de Juda ? Quant à être esclave... Il en avait si peu l’air ! Non, Arcadius sans doute avait raison : il devait être quelque émissaire du Grand Seigneur, un agent secret peut-être ou Dieu sait quoi ? Mais il était sympathique et elle se sentait contente, même s’il les avait dupés, de le savoir libre et sauf, à l’abri des coups de Leighton. Bientôt, d’ailleurs, sa pensée se détourna de la silhouette parfaite de l’homme à la peau foncée et aux yeux clairs, pour revenir passionnément à sa plus chère préoccupation : Jason.

Ce qu’elle éprouvait était bizarre, complexe. Le savoir tombé à ce point au pouvoir d’un misérable l’angoissait et la révoltait mais, paradoxalement, lui causait une sorte de joie. Maintenant qu’elle savait avec quelle diabolique habileté le médecin s’était emparé de son esprit, elle pouvait lui pardonner ses fureurs, ses injustices et tout le mal qu’il lui avait fait, car elle avait désormais la certitude qu’il n’en était pas responsable.