En apparence et pour un observateur non prévenu, la princesse Sant’Anna offrait la parfaite image d’une grande dame voyageant en toute quiétude, mais, évidemment, ledit » observateur n’était pas obligé de savoir que ce serviteur si dévoué cachait à sa ceinture un gros pistolet et que ce pistolet était destiné, non aux détrousseurs de grands chemins, mais bien à sa maîtresse elle-même s’il lui prenait fantaisie de se rebeller.
Pour l’heure présente, il n’y avait d’autre observateur que le pêcheur, mais, au moment où elle posa le pied sur le bateau, Marianne surprit le regard admiratif dont il l’enveloppait. Planté auprès de la planche, il l’avait regardée monter à bord de cet œil émerveillé que l’on réserve en général aux apparitions. Et, une bonne minute plus tard, il était encore plongé dans son extase.
A son tour, Marianne l’examina sans trop en avoir l’air et tira de cet examen d’intéressantes conclusions. Sans être de haute taille, le pêcheur était un superbe garçon : une tête dans la manière de Raphaël sur le corps de l’Hercule Farnèse. Sa chemise de grosse toile jaune, ouverte jusqu’à la taille, montrait des muscles qui semblaient faits de bronze. Les lèvres étaient pleines, les yeux sombres et brillants et, du bonnet rouge drapé sur un côté de la tête, s’échappait une forêt de boucles drues, noires comme du jais.
A le jauger ainsi, Marianne se surprit à penser que, dans les mains d’un tel homme, la ronde personne de l’onctueux Giuseppe ne devrait pas peser bien lourd...
Tandis qu’on l’installait dans l’abri ménagé à l’arrière du bateau l’imagination de Marianne lui montra tout le parti qu’avec un peu d’habileté il serait possible de tirer du beau pêcheur. Le séduire devait être facile. Alors, peut-être se laisserait-il convaincre de réduire Giuseppe à l’impuissance puis d’aller déposer Marianne elle-même en un point de la côte où il lui serait possible soit de se cacher et d’alerter Jolival, soit de trouver un moyen de regagner Florence. D’ailleurs, en admettant qu’il fût, lui aussi, au service du prince, il devait être possible, en alléguant sa qualité d’épouse, d’obtenir son obéissance. Giuseppe ne se donnait-il pas un mal infini pour garder à cet étrange voyage toutes les formes extérieures ? Le pêcheur devait ignorer que sa belle passagère n’était rien d’autre qu’une prisonnière que l’on traînait vers son juge... et qui en avait de moins en moins envie, surtout dans de telles circonstances.
En effet, si son honnêteté naturelle et son courage la poussaient à accepter l’affrontement et le règlement définitif des comptes, son orgueil ne pouvait admettre d’y être contrainte par la force et d’arriver devant Sant’Anna dans une situation si défavorable...
La tartane n’était pas équipée pour recevoir des passagers, encore moins des femmes, mais on avait aménagé pour Marianne une sorte de niche assez confortable où elle trouva un matelas de paille et quelques rudimentaires instruments de toilette en grosse faïence. Le beau pêcheur vint lui apporter une couverture. Marianne, alors, lui adressa un sourire dont elle connaissait depuis longtemps le pouvoir. L’effet en fut instantané : le visage brun parut s’illuminer de l’intérieur et le garçon demeura debout près de la jeune femme, la couverture étroitement serrée sur son cœur, sans plus songer à la lui offrir.
Encouragée par ce succès, elle demanda doucement :
— Comment t’appelles-tu ?
— Il s’appelle Jacopo, Excellenza, intervint aussitôt Giuseppe, mais Madame aura quelque peine à s’en faire entendre : le malheureux est sourd et parle à peine. Il faut l’habitude pour s’en faire entendre, mais, si Madame désire s’adresser à lui, elle peut employer mon truchement...
— En aucune façon, je vous remercie ! fit-elle très vite puis, plus doucement et, cette fois, sincère, elle ajouta :
— Pauvre garçon ! Comme c’est dommage !...
La pitié venait à son secours et lui permettait de masquer sa déception. Elle comprenait, maintenant, l’apparente imprudence de l’odieux Giuseppe s’embarquant, seul avec sa prisonnière, à bord d’un navire dont l’unique matelot se montrait tellement sensible à la séduction d’une femme : lui seul était capable de communiquer avec Jacopo et, en fait, ses mesures étaient bien prises. Mais le bonhomme avait encore quelque chose à dire :
— Il ne faut pas trop le plaindre, Excellenza. Jacopo est heureux : il a une maison, un bateau et une jolie fiancée... et puis il a la mer ! Il ne souhaite ni changer ni tenter les aventures incertaines !
L’avertissement était clair et laissait entendre que le beau sourire de Marianne ayant été percé à jour, il valait mieux ne pas se livrer à des tentatives hasardeuses et vouées d’avance à l’échec. Une fois de plus l’ennemi gagnait.
Furieuse, lasse et au bord des larmes, la passagère forcée alla s’asseoir sur un matelas et s’efforça de faire le vide dans son esprit. Ne valait-il pas mieux, au lieu d’épiloguer interminablement sur une déconvenue, prendre un peu de repos puis chercher d’autres moyens d’échapper à un époux dont elle ne pouvait s’empêcher de craindre qu’il ne voulût pas la lâcher de sitôt... en admettant qu’il n’imaginât pas de la punir plus cruellement.
Elle ferma les yeux, ce qui obligea Giuseppe à s’éloigner. D’ailleurs, une petite brise se levait et, entre ses paupières mi-closes, elle le vit donner à Jacopo l’ordre d’appareiller à grand renfort de gestes. Le bateau glissa le long du canal et gagna lentement la mer libre.
La traversée, en dehors d’un léger grain qui se leva dans la nuit, fut sans histoire mais, le lendemain, en fin d’après-midi, quand apparut à l’horizon bleuâtre une ligne rose, capricieuse et aérienne, qui avait l’air d’un mince volant de dentelle posé au col de la mer, Jacopo diminua la voilure.
A mesure que l’on avançait, le mirage parut s’évanouir et fit place à une longue île plate au-delà de laquelle il semblait n’y avoir rien d’autre qu’un désert vert. C’était une île mélancolique, nue à l’exception de quelques arbres et composée en majeure partie d’une longue frange de sable. Le bateau s’en approcha, la longea un moment puis, comme le rivage semblait fuir vers l’intérieur en une sorte de passe, mit en panne et jeta l’ancre.
Appuyée à la lisse, Marianne cherchait à retrouver le mirage de tout à l’heure. L’île, elle le savait, le lui cachait. L’arrêt la surprit.
— Que faisons-nous ici ? demanda-t-elle. Pourquoi n’avançons-nous plus ?
— Avec votre permission, fit Giuseppe, nous allons attendre la nuit pour gagner le port. Les Vénitiens sont gens curieux et Son Altesse souhaite que l’arrivée de Madame soit aussi discrète que possible. Nous franchirons la passe du Lido dès qu’il fera sombre. La lune, heureusement, se lève tard.
— Mon mari souhaite une arrivée discrète... ou une arrivée secrète ?
— C’est la même chose, il me semble ?
— Pas pour moi ! Je n’aime guère les secrets entre mari et femme ! Mais mon époux semble les affectionner.
Elle avait peur, maintenant, et elle essayait de le cacher. L’angoisse éprouvée quand elle s’était sue au pouvoir du prince lui revenait irrésistiblement malgré les efforts qu’elle avait faits pour la combattre durant le voyage. Les paroles de Giuseppe, son sourire mielleux qui se voulait rassurant, les raisons même qu’il lui donnait, tout cela l’épouvantait. Pourquoi tant de précautions ? Pourquoi cette arrivée furtive si c’était une simple explication qui l’attendait, si elle n’était pas, d’avance, condamnée ? Elle ne pouvait plus s’empêcher de penser qu’elle allait trouver au bout de ce chemin d’eau, une sentence de mort, une exécution sommaire au fond de quelque cave, ces caves vénitiennes qui devaient communiquer si aisément avec l’eau. S’il en était ainsi, qui le saurait jamais ? Qui pourrait seulement retrouver son corps ? Les Sant’Anna, on le lui avait répété, faisaient aisément bon marché de la vie de leurs femmes !