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— Si vous vouliez réfléchir un instant, vous verriez tout de suite que ce projet insensé est irréalisable. Si je suis revenue en Italie c’est sous la protection spéciale de l’Empereur et dans un but bien défini qu’il ne m’appartient pas de vous révéler. Mais soyez certain qu’à l’heure présente, on me cherche, on s’inquiète de moi. Bientôt, l’Empereur sera averti. Espérez-vous lui faire admettre une disparition de plusieurs mois, de ma part, suivie d’une naissance plus que suspecte ? On voit bien que vous ne le connaissez pas et, si j’étais vous, j’y regarderais à deux fois avant de me faire un ennemi de cette taille !

— Loin de moi la pensée de méconnaître la puissance de Napoléon ! Mais les choses se passeront beaucoup plus simplement que vous ne l’imaginez : l’Empereur recevra très prochainement une lettre du prince Sant’Anna le remerciant chaleureusement d’avoir bien voulu lui rendre une épouse devenue infiniment chère à son cœur, et lui annonçant leur départ commun pour l’une de ses possessions lointaines afin d’y goûter enfin les délices d’une lune de miel trop longtemps différée.

— Et vous vous imaginez qu’il se contentera de cela ? Il n’ignore rien des circonstances anormales de mon mariage. Soyez sûr qu’il fera faire une enquête et, si éloignée que soit la destination annoncée, l’Empereur en vérifiera la véracité. Il n’avait aucune confiance dans le sort que l’on me réservait ici...

— Peut-être, mais il faudra bien qu’il se contente de ce qu’on lui dira... d’autant plus qu’un mot de vous, un mot enthousiaste naturellement, lui confirmera votre bonheur et implorera son pardon. J’ai, entre autres dépenses, acquis les services d’un fort habile faussaire ! Les artistes pullulent toujours à Venise, mais ils meurent de faim ! L’Empereur comprendra, croyez-moi : vous êtes assez belle pour justifier toutes les folies, même celle que je commets en ce moment ! Le plus simple, en effet, ne serait-il pas pour moi de vous tuer, puis, dans quelques mois, de produire un enfant nouveau-né dont la naissance aurait coûté la vie à sa mère ? Avec une parfaite mise en scène, cela passerait sans peine. Seulement, depuis le jour où ce vieux fou de cardinal vous a menée à la villa, je vous désire comme je n’ai jamais désiré personne. Ce soir-là, souvenez-vous, j’étais caché dans votre cabinet de toilette tandis que vous quittiez vos vêtements... votre corps n’a pas de secret pour mes yeux, mais mes mains n’en connaissent pas encore les courbes. Et, depuis votre départ, je n’ai vécu que dans l’attente du moment qui vous ramènerait ici... à ma merci. L’enfant que je veux, c’est ce beau corps qui me le donnerait... Cela valait bien, n’est-ce pas, la peine de tout risquer ?... même le mécontentement de votre empereur ! Avant qu’il ne vous trouve, s’il y parvient, je vous aurai possédée des dizaines de fois et l’enfant mûrira en vous sous mes yeux !... Ah ! comme je vais être heureux !...

Il avait repris, lentement, sa marche vers elle. Ses mains, chargées de pierreries, se tendaient, en frémissant, vers la mince forme de la jeune femme qui, révulsée à la simple idée de leur contact, cherchait désespérément une issue en reculant vers les ombres de la salle. Mais il n’y en avait pas d’autre que les deux portes déjà mentionnées...

Néanmoins, elle essaya d’atteindre celle par laquelle elle était entrée. Il était possible qu’elle ne fût pas fermée à clé... qu’en agissant rapidement la fuite fût possible, même s’il lui fallait se jeter dans l’eau noire du rio. Mais son ennemi devina sa pensée. Il éclata de rire :

— Les portes ? Elles ne s’ouvrent que sur mon ordre ! Inutile de compter dessus ! Vos jolis doigts s’y briseraient vainement !... Allons, belle Marianne, où sont votre logique et votre sens des réalités ? N’est-il pas plus sage d’accepter ce que l’on ne peut éviter, surtout lorsque l’on a tout à gagner ? Qui vous dit qu’en vous rendant à mon désir vous ne ferez pas de moi le plus obéissant des esclaves... comme l’avait fait jadis dona Lucinda ? Je connais l’amour... jusque dans ses plus affolants secrets. C’est elle qui me les a appris. A défaut de bonheur, vous aurez le plaisir...

— N’avancez pas !... Ne me touchez pas !...

Cette fois elle avait peur, vraiment peur ! L’homme ne se possédait plus. Il n’écoutait rien, n’entendait rien. Il avançait mécaniquement, indéniablement, et cet automate aux yeux luisants avait quelque chose d’effrayant.

Pour lui échapper, Marianne tourna autour de la table, s’en fit un rempart. Son regard alors accrocha, près du surtout de table, une pesante salière d’or, véritable joyau ciselé représentant deux nymphes enlaçant une statue du dieu Pan. C’était une authentique œuvre d’art sans doute due au ciseau inimitable de Benvenuto Cellini, mais Marianne ne lui reconnut alors qu’une qualité : elle devait être lourde. D’une main nerveuse, elle s’en saisit et la lança en direction de son agresseur.

Un brusque mouvement de côté sauva celui-ci et la salière passant au ras de son oreille, alla s’écraser sur les dalles de marbre noir. Le but était manqué, mais, sans laisser à son ennemi le temps de réaliser, Marianne empoignait déjà, à deux mains, l’un des lourds chandeliers, sans même sentir la douleur de la cire brûlante coulant sur ses doigts.

— Si vous approchez, je vous assomme ! gronda-t-elle les dents serrées.

Docilement, il s’arrêta mais ce ne fut pas par prudence. Il n’avait pas peur, cela se voyait à son sourire gourmand, à ses narines frémissantes. Bien au contraire, il semblait goûter cette minute de violence comme si elle préludait pour lui à des moments d’intense volupté. Mais il ne dit rien.

Levant les bras, ce qui fit glisser ses manches pour découvrir de larges bracelets d’or dignes de parer un prince carolingien, il frappa simplement dans ses mains, par trois fois, tandis que Marianne demeurait interdite, le chandelier déjà levé au-dessus de sa tête, prête à frapper...

La suite fut rapide. Le chandelier fut arraché de ses mains puis quelque chose de noir et d’étouffant s’abattit sur sa tête tandis qu’une poigne irrésistible la renversait. Après quoi elle se sentit saisie aux épaules et aux chevilles et emportée comme un simple paquet.

Le voyage à travers plusieurs montées et descentes ne dura guère, mais parut interminable à Marianne qui se sentait suffoquer. Le tissu dont elle était enveloppée dégageait une odeur bizarre d’encens et de jasmin joints à une senteur plus sauvage. Pour y échapper. la prisonnière avait bien tenté de se débattre mais ceux qui la portaient semblaient doués d’une singulière vigueur et elle réussit tout juste à faire resserrer douloureusement les prises rivées à ses chevilles.

Elle sentit que l’on gravissait un dernier escalier, puis que l’on parcourait une certaine distance. Une porte grinça. Enfin il y eut la douceur de coussins moelleux sous le corps de Marianne et, presque en même temps, elle revit la lumière. Il était temps. L’étoffe qui l’aveuglait devait être singulièrement épaisse car l’air n’y pénétrait pas.

La jeune femme prit quelques profondes respirations puis, se redressant, chercha du regard ceux qui l’avaient apportée là. Ce qu’elle découvrit fut si étrange qu’elle se demanda un instant si elle n’était pas l’objet d’un rêve : debout à quelques pas du lit, trois femmes la regardaient avec curiosité, trois femmes comme elle n’en avait jamais vu.

Très grandes, identiquement vêtues de draperies bleu sombre rayées d’argent sous lesquelles de multiples bijoux s’entrechoquaient, elles étaient toutes trois aussi noires que l’ébène et si semblables l’une à l’autre que Marianne crut à une illusion due à la fatigue.