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Découragée, le cœur lourd, elle revint s’asseoir sur le lit, cherchant à coordonner ses pensées et à maîtriser son angoisse. Ce n’était pas facile !... Son regard tomba alors sur le plateau préparé à son intention. Machinalement elle souleva l’un des couvercles de vermeil qui recouvraient les deux plats disposés sur un napperon de dentelle, en compagnie d’un pain doré et d’un flacon de vin en verre diapré de Murano, svelte et gracieux comme un col de cygne.

Une odeur appétissante s’échappa du couvercle. Ce plat-là contenait une sorte de ragoût si odorant que les narines de la jeune femme se dilatèrent. Elle s’aperçut ensuite qu’elle mourait de faim et, saisissant vivement la cuillère d’or, elle la plongea dans une sauce d’une belle couleur de caramel. Mais le mouvement ébauché s’arrêta au moment de porter la cuillère à la bouche, tandis qu’une crainte subite traversait l’esprit de Marianne : qui pouvait dire si ce plat appétissant, aux senteurs exotiques, ne recelait pas quelque drogue capable de la livrer à son ennemi, sans plus de défense qu’une mouche prise dans une toile d’araignée, quand son esprit se trouverait englué dans les pièges du sommeil ?...

L’appréhension fut plus forte que la faim. Marianne reposa fa cuillère et souleva l’autre couvercle. Le second plat contenait du riz, mais accommodé lui aussi à une sauce tellement inhabituelle que la prisonnière y renonça également.

Elle redoutait déjà suffisamment le moment, inévitable, où la fatigue la terrasserait et la contraindrait à prendre quelque repos. Il était inutile d’aller au-devant du danger.

Avec un soupir, elle mordit dans le petit pain qui, seul, lui semblait parfaitement innocent mais qui se montra tout à fait insuffisant pour apaiser sa faim. Le flacon de vin, sur lequel Marianne promena un nez prudent, fut écarté lui aussi et, soupirant de nouveau, elle quitta son lit, empêtrée dans le drap rouge dont elle s’était enveloppée, et alla boire quelques gorgées à la grande aiguière d’argent dont la belle Noire s’était servie, tout à l’heure, pour sa toilette.

L’eau était tiède, avec un arrière-goût de vase assez désagréable, mais elle étancha un peu une soif qui, d’instant en instant, se faisait plus impérieuse. Malgré l’épaisseur des murs de la chambre, la chaleur qui régnait sur Venise et que la tombée de la nuit n’avait pas vaincue, s’infiltrait et semblait, au contraire, se faire plus oppressante. La soie pourpre du drap collait à la peau de Marianne qui, un instant, fut tentée de s’en débarrasser et de s’étendre nue sur les dalles qui rafraîchissaient un peu ses pieds. Mais, ce drap, c’était sa seule défense, son dernier rempart et elle se résigna, non sans répugnance, à regagner la couche somptueuse qui l’inquiétait presque autant que les mets du plateau.

Elle venait à peine de s’y installer que la belle Noire entra, glissa jusqu’au lit de son pas félin de fauve à peine dressé.

Instinctivement, Marianne recula sur la couche et se pelotonna contre les oreillers. Mais, indifférente à ce geste de défense qui pouvait aussi bien signifier crainte que dégoût, la femme souleva les deux couvercles des plats. Sous leurs paupières peintes en bleu, ses yeux laissèrent filtrer un regard ironique. Puis, saisissant la cuillère, elle se mit à manger aussi tranquillement que si elle eût été seule.

En quelques instants, les deux plats et le flacon se trouvèrent vides. Un soupir de satisfaction clôtura le repas et Marianne ne put s’empêcher de trouver cette paisible démonstration infiniment plus mortifiante qu’une litanie de reproches car il y entrait de la moquerie et du dédain. Cette fille semblait prendre un vif plaisir à lui démontrer que sa prudence ressemblait à de la lâcheté.

Piquée au vif, et ne voyant, par ailleurs, aucune raison de rester plus longtemps sur sa faim, Marianne déclara sèchement :

— Je n’aime pas ces plats étrangers. Allez me chercher des fruits !

A sa grande surprise, la Noire acquiesça d’un battement de paupières et frappa aussitôt dans ses mains. A celle de ses compagnes qui apparut, elle adressa quelques paroles dans une langue inconnue, assez gutturale. C’était la première fois que Marianne entendait sa voix. Elle avait un timbre étrange et bas, presque sans inflexions, et qui convenait à son personnage énigmatique. Mais, une chose était certaine : si cette femme ne parlait pas l’italien employé par Marianne, du moins le comprenait-elle parfaitement car les fruits demandés arrivèrent au bout de quelques minutes. Et, au moins, elle n’était pas muette.

Encouragée par ce résultat, Marianne choisit une pêche, puis, d’un ton très naturel, réclama des vêtements, ou, tout au moins, une chemise de nuit. Mais, cette fois, la belle Noire secoua la tête.

— Non, dit-elle nettement. Le maître défend !

— Le maître ? s’insurgea Marianne. Cet homme n’est pas le maître ici. Il est mon serviteur et rien, dans ce palais qui est à mon époux, ne lui appartient.

— Moi, je lui appartiens !

Ce fut dit avec un calme apparent mais une curieuse passion vibrait sous la simplicité des mots. Marianne s’en étonna fort peu. Dès qu’elle avait vu la belle Noire, elle avait senti les liens intimes qui l’attachaient à Damiani. Elle était à la fois son esclave et sa maîtresse, elle servait ses vices et le dominait sans doute par la puissance de sa beauté sensuelle. S’il en allait autrement, la présence, dans ce palais vénitien, de l’étrange trio noir ne s’expliquait pas.

La prisonnière n’eut cependant pas le temps de poser la question qui lui montait aux lèvres. La porte, en s’ouvrant, livra passage à Matteo Damiani en personne, toujours affublé de sa dalmatique dorée, mais ivre à faire peur.

D’un pas incertain, il se lança à travers le dallage luisant, une main tendue devant lui, à la recherche d’un point d’appui. Il le trouva dans l’une des colonnes du lit et s’y agrippa de tout ce qui lui restait d’énergie.

Marianne vit, avec dégoût, s’approcher d’elle ce visage couleur lie-de-vin dont les traits, assez nobles naguère, se liquéfiaient maintenant dans la graisse. Les yeux, qu’elle avait connus clairs, insolents, voire implacables, s’injectaient de sang. Le regard y vacillait comme la flamme d’une chandelle sous le vent.

Damiani soufflait comme s’il venait de fournir une longue course et son haleine parvenait, lourde et acide, jusqu’à la jeune femme écœurée. Il grogna :

— Alors... mes belles ? On a... fait connaissance ?

Partagée entre le dégoût, la crainte et la stupeur,

Marianne cherchait vainement à comprendre comment cet homme, naguère bizarre, inquiétant mais apparemment doué d’une certaine dignité et d’une insurpassable vanité, ce démon que Leonora lui avait peint aux couleurs d’un subtil génie du mal (ne l’avait-elle pas vu, elle-même, se livrer aux plus noires pratiques de la magie ?) avait pu en arriver là : se ravaler en un paquet de graisse mariné dans l’alcool ? Etait-ce le fantôme du maître, malheureux et trop confiant, assassiné par lui, qui hantait le mauvais serviteur ? Cela, bien sûr, en admettant que le remords eût quelque prise sur Matteo Damiani...

Cependant, il se laissait tomber de tout son poids sur le lit, agrippait de ses mains tremblantes le drap de soie rouge où se réfugiait Marianne.

— Enlève-lui ça, Ishtar !... Il fait si chaud !... Et puis je t’avais dit que je ne voulais pas qu’on lui laisse le moindre vêtement ! C’est... c’est une esclave et les... esclaves vont... nues dans ton pays du diable ! Les bêtes aussi ! Et ce n’est qu’une belle petite jument dont je tirerai... le poulain princier qu’il me... faut !