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— Tu es ivre ! gronda la Noire avec colère. Si tu continues à boire ainsi, tu ne l’auras jamais ton poulain princier. A moins de le faire faire par un autre ! Regarde-toi ! Vautré sur ce lit ! Tu n’es pas capable de faire l’amour !

Il eut un rire d’ivrogne qui se termina dans un hoquet.

Allons donc ! Donne-moi ta drogue, Ishtar, et je serai plus fort... qu’un taureau ! Va... me chercher le breuvage qui brûle le sang... ma belle sorcière ! Et n’oublie pas de lui en donner, à elle aussi... pour qu’elle ronronne comme une chatte en folie ! Mais d’abord... aide-moi à lui ôter ça ! Rien que la vue de son corps me rendra mes forces ! J’en ai rêvé... des nuits entières !

De ses mains rendues malhabiles par l’ivresse, il froissait le drap tout en détaillant, avec un soin maniaque, les charmes de la jeune femme révulsée d’horreur. A deux doigts de la nausée, Marianne cherchait éperdument comment lutter contre un ivrogne assisté d’un démon noir. La panique lui rendit des forces inespérées. D’un geste brutal, elle arracha l’étoffe soyeuse des mains du gros homme puis, d’une rapide torsion des reins, se glissa hors du lit, courut à travers la salle en nouant de son mieux le drap autour de sa poitrine. Comme tout à l’heure dans la salle, elle saisit à deux mains le chandelier de fer posé sur le coffre avec sa charge de bougies allumées. Des gouttes brûlantes tombèrent sur ses bras et ses épaules nus, mais la peur et la rage, en décuplant ses forces, la rendaient insensible à la douleur. Dans l’ombre, ses yeux verts se mirent à briller comme ceux d’une panthère à l’affût.

— J’assomme le premier de vous deux qui m’approche ! siffla-t-elle entre ses dents serrées.

Ishtar, qui la regardait avec un intérêt nouveau, haussa les épaules.

— Ne dépense pas tes forces en vain ! Il ne te touchera pas cette nuit. La lune n’est pas en son plein et les astres sont contraires. Tu ne concevrais pas... et lui en est bien incapable !

— Je ne veux pas qu’il me touche, ni ce soir ni jamais !

Le sombre visage se durcit, prit une expression implacable qui, un instant, lui donna l’aspect rigide d’une statue d’ébène.

— Tu es là pour faire un enfant, dit-elle rudement, et tu le feras ! Rappelle-toi ce que je t’ai dit : je lui appartiens et je l’aiderai quand l’heure sera venue...

— Comment pouvez-vous être à lui ? cria Marianne. Regardez-le donc ! Il est ignoble, répugnant : une masse graisseuse confite dans le vin.

En effet, Damiani, comme si le débat ne le concernait pas, demeurait affalé sur le lit, dans son drap d’or froissé, respirant avec peine et si visiblement perdu dans les brumes de l’ivresse que Marianne reprit un peu espoir. Cet homme aimait boire et, apparemment, les efforts d’Ishtar pour l’en empêcher demeuraient stériles. Il s’écoulerait peut-être beaucoup de temps avant que les astres ne soient « favorables », et, d’ici là, Marianne aurait peut-être trouvé le moyen de fuir cette maison de fous, quitte à plonger, sans le moindre vêtement, dans le rio et à en sortir dans la même tenue sommaire, en plein midi et au cœur même de Venise. On l’arrêterait sans doute, mais du moins échapperait-elle à ce cauchemar.

Sous le poids du candélabre, les muscles de ses bras tremblaient. Lentement, elle le reposa. Ses forces l’abandonnaient et, d’ailleurs, en avait-elle vraiment besoin ? Là-bas Ishtar venait d’empoigner Matteo à bras-le-corps, le jetait sur son épaule comme un simple sac de farine et, sans même se courber sous un tel poids, se dirigeait vers la porte.

— Recouche-toi ! conseilla-t-elle dédaigneusement à Marianne. Pour cette nuit, tu peux dormir tranquille !

— Et... les nuits suivantes ?

— Tu le verras bien ! De toute façon, ne t’imagine pas qu’il boira autant à l’avenir car j’y veillerai. Pour ce soir, disons qu’il a... un peu trop fêté ton arrivée ! Il y a longtemps qu’il t’attend ! Bonne nuit !

L’étrange fille noire disparut avec son fardeau et Marianne se retrouva seule avec la perspective de longues heures en face d’elle-même. L’impression de cauchemar s’attardait, même dans son cerveau fatigué où les événements s’enchaînaient mal et où ne parvenait pas à s’implanter l’idée de la mort de son mystérieux époux et de l’incroyable retournement de situation qui en résultait.

Malgré la chaleur, elle s’aperçut qu’elle tremblait, mais c’était d’excitation et elle savait qu’il ne lui serait pas possible de dormir malgré la fatigue de ses nerfs. Tout ce qu’elle voulait, c’était fuir, et le plus tôt possible ! Le ridicule et répugnant épisode qui venait de se dérouler l’avait plongée dans une sorte de stupeur dont seul l’instinct animal de conservation l’avait tirée un instant, tout à l’heure, quand elle avait saisi le chandelier.

Il fallait dissiper cette brume mortelle, débarrasser son esprit de la peur paralysante qui l’engluait, tenter de reprendre pleine possession de ses nerfs. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait prisonnière et, jusqu’à présent, elle avait toujours réussi à s’échapper, même dans des circonstances difficiles. Pourquoi donc sa chance et son courage l’abandonneraient-ils ? L’homme qui l’avait capturée était un demi-fou et ses gardiennes des créatures plus qu’à moitié sauvages. Son intelligence et sa patience devaient la tirer de ce mauvais pas.

Ces quelques idées la réconfortèrent un peu. Pour rentrer encore davantage en possession d’elle-même, Marianne alla passer son visage à l’eau, en but quelques gorgées et revint manger un fruit dont la fraîcheur parfumée lui fit du bien. Ensuite, elle déchira en deux le drap qu’elle retenait toujours et dont l’ampleur la gênait, se drapa dans l’un des morceaux qu’elle noua solidement autour de sa poitrine. De se sentir ainsi presque vêtue, elle tira une espèce d’assurance nouvelle malgré la fragilité de ce rempart de soie.

Ainsi équipée, elle reprit, avec un soin minutieux et le vague espoir d’un indice oublié à son premier examen, la visite de sa chambre, passa de longues minutes devant la porte à scruter le jeu compliqué des serrures pour en venir à la déprimante conclusion qu’à moins de disposer d’un canon il n’était pas possible de l’ouvrir sans en avoir la clé : cette sinistre chambre était défendue aussi vigoureusement qu’un coffre-fort.

La prisonnière revint alors vers la fenêtre et en examina les barreaux. Ils étaient épais mais leur réseau n’était pas serré et Marianne était mince. Si elle pouvait seulement en enlever un, il lui serait possible de se glisser dans l’intervalle ainsi ménagé puis, à l’aide de ses draps, de descendre dans la petite cour intérieure où elle était certaine de trouver un passage. Mais comment parvenir à desceller ce barreau ? Avec quoi ? Le ciment qui le retenait à la pierre était vieux et se laisserait peut-être attaquer facilement avec un outil assez solide. La difficulté consistait justement à trouver cet outil solide...

Il y avait bien le couvert demeuré sur le plateau mais il se composait de fragiles objets de vermeil parfaitement incapables de fournir un travail efficace. Ils ne pouvaient être d’aucune utilité.

Pourtant, Marianne, possédée du démon de la liberté, refusa de se laisser décourager. Il lui fallait un morceau de fer et elle continua obstinément de le chercher, examinant recoins, meubles et murailles dans l’espoir d’y trouver une réponse, un objet utilisable.

Sa persévérance trouva sa récompense avec le grand coffre où elle constata que d’élégantes, mais fort médiévales volutes de fer forgé se terminant en pointe, ornaient la serrure. Passant dessus des doigts à la fois avides et précautionneux, elle eut une exclamation de joie vite étouffée : l’une d’elles, assujettie par des clous rouillés, tenait mal. Il était peut-être possible de la détacher.