Cet état de choses n’avait pas manqué de provoquer d’assez sérieuses frictions avec Arcadius de Joli-val dont la patience n’était pas la vertu dominante. Les premières soirées du voyage avaient été marquées par autant de joutes oratoires entre le vicomte et l’officier. Mais les meilleurs arguments de Jolival se heurtaient à l’unique postulat sur lequel Benielli eût établi son siège : il devait veiller sur la princesse Sant’Anna jusqu’à une date déterminée à l’avance par l’Empereur lui-même et veiller de telle sorte qu’il n’arrive pas le plus léger accident, de quelque ordre que ce fût, à ladite princesse. Il entendait, dans ce but, prendre toutes les précautions nécessaires. Sorti de là, il n’y avait rien à en tirer.
D’abord irritée, Marianne s’était rapidement résignée à voir le lieutenant se confondre avec son ombre et elle avait même calmé Jolival. Elle avait, en effet, réfléchi à ce que cette surveillance, odieuse pour le moment, pouvait avoir de singulièrement précieux quand, flanquée de ses dragons, elle franchirait la grille de la villa Sant’Anna pour l’entrevue qui l’y attendait. Si le prince Corrado Sant’Anna songeait à tirer de Marianne une quelconque vengeance, le dogue entêté que Napoléon avait attaché aux pas de son amie représentait peut-être une assurance sur la vie. Mais il n’en était pas moins obsédant !...
Mi-amusée, mi-mécontente, elle le considéra un instant. C’était une pitié, en vérité, que ce garçon eût toujours l’air d’un chat en colère, car il pouvait plaire, même à une femme difficile. Pas très grand, bâti en force, il avait un visage buté, à la bouche serrée, qu’un nez arrogant, en proue de navire, prolongeait jusqu’à la limite de l’ombre du casque. Sa peau, couleur d’ivoire foncé, rougissait avec une facilité surprenante mais les yeux, que l’on découvrait avec surprise sous de broussailleux sourcils noirs et des cils aussi longs que ceux de Marianne, étaient d’un joli gris clair qui, au soleil, avait des reflets d’or.
Par jeu, et peut-être aussi par inconscient (et si féminin !) désir de mater ce récalcitrant, la jeune femme avait fait, durant le voyage, quelques nonchalantes tentatives de séduction. Mais Benielli était demeuré aussi imperméable au charme de son sourire qu’à l’éclat de ses yeux verts.
Un soir même où, pour dîner dans une auberge un peu moins sale que les autres, elle lui avait tendu le piège d’une robe blanche pourvue d’un décolleté digne de Fortunée Hamelin, le lieutenant s’était livré, tout le temps du repas, à la plus extraordinaire gymnastique oculaire. Il avait tout regardé, depuis les chapelets d’oignons pendus aux poutres du plafond, jusqu’aux gros landiers noirs de la cheminée, en passant par son assiette et de nombreuses boulettes de mie de pain, mais pas une fois il n’avait posé les yeux sur la gorge dorée que révélait la robe.
Le lendemain soir, Marianne, furieuse et beaucoup plus vexée qu’elle ne voulait l’avouer, avait dîné seule, dans sa chambre et dans une robe dont le haut ruché de mousseline remontait jusqu’à ses oreilles, à la joie silencieuse de Jolival que le manège de son amie avait prodigieusement amusé.
Pour le moment, Benielli regardait avec attention un escargot qui venait de quitter l’ombre propice du laurier et s’aventurait sur le désert de pierre de la balustrade où s’appuyait Marianne.
— Décidé quoi, lieutenant ? demanda-t-elle enfin.
La note ironique de sa voix n’avait pas dû échapper à Benielli qui vira instantanément au rouge ponceau.
— Mais de ce que nous faisons, Madame la Princesse ! Son Altesse Impériale la grande-duchesse Elisa quitte demain Florence pour sa villa de Marlia. Est-ce que nous la suivons ?
— Je ne vois pas bien ce que nous pourrions faire d’autre, lieutenant ! Est-ce que vous imaginez que je vais rester toute seule là-dedans ? Quand je dis seule, cela sous-entend, bien sûr, en votre aimable compagnie ! dit-elle tandis que, du bout de son ombrelle soudain refermée, elle désignait l’imposante façade du palais Pitti.
Benielli eut un haut-le-corps. Visiblement, l’impertinent « là-dedans » visant une résidence quasi impériale le choquait. C’était un homme qui avait un grand respect de la hiérarchie et qui révérait de confiance tout ce qui touchait à Napoléon, résidences comprises. Mais il n’osa rien dire car il savait déjà que cette étrange princesse Sant’Anna savait se montrer aussi désagréable que lui-même.
— Nous partons donc ?
— Nous partons ! Au surplus, le domaine familial des Sant’Anna où vous devez me conduire est très proche de la villa de Son Altesse Impériale. Il est donc naturel que je l’accompagne.
Pour la première fois, depuis Paris, Marianne vit apparaître sur le visage de son garde du corps quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour un sourire. La nouvelle lui faisait plaisir... Aussitôt, d’ailleurs, il claqua des talons, rectifia la position et salua militairement.
— Dans ce cas, dit-il, et avec la permission de Madame la Princesse, je vais prendre les dispositions nécessaires et avertir Monsieur le duc de Padoue que nous partons demain.
Puis, avant même que Marianne ait pu ouvrir la bouche, il pivota sur ses talons et prit sa course vers le palais sans paraître autrement gêné par le sabre d’ordonnance qui lui battait les mollets.
— Le duc de Padoue ? murmura Marianne au comble de la stupeur. Mais qu’est-ce qu’il vient faire ici ?
Elle ne comprenait pas, en effet, quel rapport sa vie pouvait avoir avec cet homme, extraordinaire il est vrai, mais totalement inconnu d’elle, qui était apparu à Florence deux jours plus tôt, à la joie visible de Benielli dont il était l’un des trois dieux familiers.
Venu en Italie afin d’y faire respecter les lois du recrutement et donner la chasse aux déserteurs et aux réfractaires, Arrighi, cousin de l’Empereur et inspecteur général de la Cavalerie, était arrivé chez la grande-duchesse à la tête d’un simple escadron de la 4e colonne Mobile amenée par lui au Prince Eugène, Vice-Roi d’Italie. Son voyage en Toscane n’avait apparemment d’autre but que saluer sa cousine Elisa et rencontrer, auprès d’elle, les principaux membres de sa famille corse qui, ne l’ayant pas vu depuis des années, devaient faire tout exprès le voyage de Corte pour le rejoindre. Mais nul, à la cour de Toscane, ne connaissait la raison profonde d’une visite familiale en plein milieu d’une mission militaire.
La grande-duchesse, qui avait réservé à la princesse Sant’Anna, ambassadrice chargée de lui annoncer la naissance du Roi de Rome, un accueil flatteur, avait reçu le général Arrighi avec enthousiasme car elle aimait la gloire et les héros presque autant que Napoléon et Benielli. Et Marianne, au grand bal donné la veille au soir en l’honneur du duc de Padoue, avait vu s’incliner sur sa main un personnage hors du commun, au visage tragique, dont les nombreuses et graves blessures reçues au service de l’Empereur, certaines même mortelles pour tout autre que lui, n’empêchaient pas d’être demeuré l’un des meilleurs cavaliers du monde.
Dûment édifiée par ce que lui en avaient dit Elisa et Angelo Benielli, Marianne avait regardé, avec un naturel intérêt, un homme qui avait eu le crâne fendu d’un coup de cimeterre au combat de Salahieh, en Egypte, la carotide externe coupée par une balle devant Saint-Jean-d’Acre, la nuque profondément entamée par un furieux coup de sabre à Wertingen, plus quelques autres « éraflures sans importance » et qui, pratiquement décapité par morceaux, n’abandonnait un lit d’hôpital que pour charger à la tête de ses dragons... avant d’y retourner plus abîmé que par le passé. Mais, dans l’intervalle, c’était un lion dont on ne comptait plus les vies humaines qu’il avait sauvées ni les fleuves (récemment les torrents espagnols) qu’il avait traversés à la nage.