Tremblant d’excitation, Marianne alla prendre sur le plateau la serviette pour éviter de se déchirer les doigts, s’assit à terre près du coffre et se mit à secouer la ferrure afin d’accentuer le jeu des clous dans le bois antique. C’était moins aisé qu’elle ne l’avait cru tout d’abord. Les clous étaient longs et le bois solide. En fait, ce fut un travail pénible et fatigant que la chaleur ne facilitait pas. Mais, tendue vers son but, Marianne ne la sentait pas plus que les piqûres des moustiques qui la harcelaient sans discontinuer, attirés par la flamme du chandelier posé près d’elle.
Quand, enfin, la ferrure convoitée tomba dans sa main, la nuit était déjà fort avancée et la jeune femme, en sueur, était épuisée. Elle regarda un moment la lourde pièce forgée puis, se relevant avec peine, alla revoir le scellement du barreau et poussa un soupir. Il était impossible d’en venir à bout à moins de plusieurs heures et le jour serait là bien avant qu’elle n’eût fini son travail !
Comme pour lui donner raison, une horloge du voisinage sonna 4 heures. Il était trop tard. Pour cette nuit, elle ne pouvait rien faire de plus. D’ailleurs, elle se sentait maintenant si lasse et si courbatue par sa longue station accroupie, que la descente au moyen des draps se fût révélée problématique. La sagesse commandait d’attendre la nuit prochaine, en priant seulement pour que la journée qui l’en séparait ne fût pas catastrophique. Et, jusque-là, il fallait dormir, dormir le plus possible afin de reprendre des forces !
Sa décision prise, Marianne reposa calmement la ferrure à sa place et remit les clous qui la retenaient. Puis, murmurant une prière pleine de supplication, elle revint s’étendre sur le grand lit et, ramenant sur elle les couvertures, car la fraîcheur et la brume du matin envahissaient lentement la chambre, elle s’endormit comme on plonge.
Elle dormit longtemps, s’éveilla seulement quand une main toucha son épaule. En ouvrant les yeux, elle vit Ishtar qui, drapée dans une ample tunique blanche rayée de noir, de larges anneaux d’or aux oreilles, se tenait assise au bord du lit et la regardait :
— Le soleil se couche, lui dit-elle simplement, mais je t’ai laissée dormir car tu étais lasse. Et puis tu n’avais pas grand-chose d’autre à faire. Maintenant, l’heure de ta toilette est venue.
En effet, les deux autres femmes attendaient déjà au milieu de la chambre avec tout l’arsenal utilisé la veille. Mais au lieu de se lever, Marianne s’enfonça davantage sous les couvertures et jeta, sur Ishtar, un regard farouche :
— Je n’ai pas envie de me lever. Pour le moment, j’ai surtout faim ! La toilette peut attendre.
— Ce n’est pas mon avis ! Tu seras servie ensuite. Mais si tu es encore trop lasse pour te lever, mes sœurs peuvent t’aider.
Une menace, ironique mais indéniable, vibrait sous le feutrage de la voix. Se rappelant avec quelle aisance la grande fille noire avait chargé sur son épaule le pesant Matteo, Marianne comprit que toute résistance serait inutile. Et, comme elle ne voulait pas gaspiller, en un combat stérile, des forces dont elle pensait avoir le plus grand besoin, elle se leva et, sans un mot de plus, se livra aux soins de ses bizarres servantes.
Les mêmes rites de propreté que le soir précédent se renouvelèrent mais avec plus de soin encore. Au lieu d’huile, on enduisit tout son corps d’un parfum lourd qui montait à la tête et qu’elle jugea bientôt insupportable.
— Cessez d’employer ce parfum, protesta-t-elle en voyant l’une des femmes en verser encore une bonne dose dans le creux de sa main. Je ne l’aime pas !
— Ce que tu aimes ou n’aimes pas n’a aucune importance, riposta calmement Ishtar. C’est le parfum de l’amour. Aucun homme, même moribond, ne peut rester insensible à celle qui le porte !
Le cœur de Marianne manqua un battement. Elle avait compris : ce soir, ce soir même, elle allait être livrée à Damiani. Apparemment, les astres devaient être favorables... Envahie brusquement d’une sorte de terreur mêlée de rage et de déception, elle fit une tentative désespérée pour se libérer de ces soins odieux qui, maintenant, lui donnaient la nausée. Mais aussitôt, six mains qui lui parurent aussi lourdes que le granit s’abattirent sur elle et l’immobilisèrent.
— Reste tranquille ! lui enjoignit rudement Ishtar. Tu agis comme une enfant ou comme une folle ! Il faut être l’une ou l’autre pour se battre contre l’inévitable !
C’était peut-être vrai mais Marianne ne pouvait se résigner à être ainsi livrée, parée et embaumée comme une odalisque à sa première nuit chez le sultan, au répugnant bonhomme qui la convoitait. Des larmes de colère montèrent à ses yeux, tandis que, sa toilette achevée, on la revêtait, cette fois, d’une ample tunique de mousseline noire, parfaitement translucide mais semée, ici et là, d’étranges figures géométriques brodées en fil d’argent. Sur ses cheveux tressés en une multitude de fines nattes, qui semblaient autant de serpents noirs, Ishtar posa un cercle d’argent sur le devant duquel se tordait une vipère aux yeux d’émeraude. Puis, à l’aide de khôl, elle agrandit jusqu’aux limites du possible les yeux de Marianne qui, vaincue momentanément, se laissait faire.
La toilette achevée, Ishtar recula de quelques pas pour juger de son œuvre.
— Tu es belle ! constata-t-elle froidement. La reine Cléopâtre ou même la déesse-mère Isis ne l’étaient pas plus que toi ! Le maître sera content ! Viens prendre ton repas maintenant...
Cléopâtre ? Isis ?... Marianne secoua la tête comme si elle cherchait à s’éveiller d’un mauvais rêve. Que venait faire ici l’ancienne Egypte ? Car enfin, on était au XIXe siècle, dans une ville habitée par des gens normaux, gardée par les soldats de son pays ! Mais enfin, Napoléon régnait sur la majeure partie de l’Europe ! Comment les vieux dieux osaient-ils reparaître ?
Elle sentit le vent de la folie toucher son front.
Pour tenter de revenir sur terre, elle goûta les plats qu’on lui avait préparés, but un peu de vin, mais la nourriture lui parut fade et le vin sans bouquet. C’était, justement, comme ces nourritures que l’on absorbe en rêve et dont on ne parvient pas à saisir la saveur...
Elle allait mordre, sans plaisir, dans un fruit quand cela se produisit. La chambre, tout à coup, se mit à tourner lentement autour d’elle, puis bascula tandis que les objets semblaient reculer à l’infini comme si Marianne avait été, soudain, aspirée par un long tunnel. Les bruits s’éloignèrent et aussi les sensations... Et Marianne, avant d’être emportée par une grande vague bleuâtre qui se gonfla soudain devant elle, put tout juste comprendre, le temps d’un éclair, que cette fois, on avait drogué sa nourriture...
Mais elle n’en éprouva ni angoisse ni colère. Son corps, allégé, semblait avoir rompu ses amarres terrestres y compris ses facultés de souffrance, de peur ou même de simple répugnance. Il flottait, détendu, merveilleusement aérien dans un univers brillamment coloré aux teintes chaleureuses de l’aurore. Les murs avaient reculé, la prison s’écroulait. Le vaste monde, diapré de fulgurances, irisé comme un verre de Venise, s’offrait à Marianne, en un flot mouvant, chatoyant, vers lequel, dans une sorte d’ivresse, elle s’élançait. C’était comme si elle se trouvait, tout à coup, sur un navire de haut bord... peut-être celui-là même dont elle avait tant rêvé la venue et que menait une sirène verte ? Elle voguait, des hauteurs de la proue, vers des rivages étranges où les maisons aux formes fantastiques brillaient comme du métal, où les plantes étaient bleues et la mer pourpre. Le navire aux voiles chantantes avançait sur un tapis d’Orient aux nuances somptueuses et l’air marin avait des senteurs d’encens mais, à le respirer, Marianne, délivrée des étonnements, sentait un bizarre bonheur animal envahir jusqu’aux fibres les plus intimes de son corps...