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C’était une curieuse sensation que cette joie ressentie dans le plus petit nerf et jusqu’au bout de chacun de ses ongles. C’était un peu comme après l’amour, quand le corps comblé, parvenu à la cime de ses sensations, chancelle... à l’extrême limite de l’anéantissement. Et ce fut, d’ailleurs, une sorte d’anéantissement. D’un seul coup, tout changea, tout devint noir... Le paysage fabuleux sombra dans une nuit opaque et la douce chaleur parfumée fit place à une fraîcheur moite mais le bonheur où flottait Marianne demeura intact.

L’obscurité où elle se mouvait maintenant lui était douce, familière. Elle la sentait autour d’elle comme une caresse. C’était celle de la prison, sordide et merveilleuse, où elle s’était, pour l’unique fois de sa vie, donnée à Jason. Et le temps reculait. Marianne retrouvait, sous son dos nu, la rugosité des planches qui leur avaient servi de lit nuptial, leur dureté râpeuse que compensaient si bien les caresses de son amant.

Ces caresses, Marianne les sentait encore. Elles glissaient le long de son corps, l’enveloppant d’un réseau brûlant sous lequel, à son tour, sa chair s’enflammait, s’épanouissait, s’ouvrait comme une fleur à la chaleur d’une serre. Et Marianne fermait les yeux de toutes ses forces, essayant même de ne plus respirer tant elle s’appliquait à retenir en elle cette merveilleuse sensation qui, cependant, n’était que le prélude à la volupté suprême qui allait venir... Elle sentait se gon-fier dans sa gorge les gémissements et les râles du plaisir, mais ils moururent, avant même que de naître, tandis que le rêve changeait une fois encore d’orientation et plongeait dans l’absurde.

Il y eut, lointain d’abord mais se rapprochant d’instant en instant, le battement d’un tambour, un battement lent, désespérément lent, sinistre comme un glas, mais qui, peu à peu, précipitait son rythme. C’était comme la pulsation d’un cœur énorme qui s’affolerait, en approchant, et cognerait de plus en plus vite, de plus en plus fort.

Un instant, Marianne imagina que c’était le cœur de Jason qu’elle entendait ainsi mais, à mesure que cela devenait plus distinct, l’obscurité amoureuse se diluait comme un brouillard et se teintait d’une lueur pourpre. Et, brusquement, la prisonnière se trouva précipitée des hauteurs de son rêve d’amour au centre même du cauchemar qu’elle croyait évanoui...

Par un curieux dédoublement de sa personnalité, elle se vit elle-même, étendue dans ces transparences noires qui mettaient de sombres moirures sur sa nudité. Elle était couchée sur une table de pierre, assez basse, une espèce d’autel derrière lequel se dressait un serpent d’airain couronné d’or.

Le lieu était sinistre, un caveau sans fenêtre, à la voûte basse suintant l’humidité, aux murs bourgeonnants et visqueux, éclairé par d’énormes cierges de cire noire qui donnaient une lumière verdâtre et dégageaient une âcre fumée. Au pied de cet autel, deux des femmes noires étaient assises dans leurs draperies sombres, avec, entre leurs genoux, de petits tambours ronds sur lesquels elles frappaient. Mais seuls leurs mains bougeaient. Tout le reste de leur personne était parfaitement immobile, même leurs lèvres dont cependant s’échappait une sorte de bourdonnement musical, une bizarre mélopée sans paroles. Et, sur ce rythme étrange, Ishtar dansait...

A l’exception d’un mince serpent d’or qui se tordait autour de ses reins, elle était entièrement nue et, sur sa peau luisante, les flammes des cierges avaient des reflets bleuâtres. Les yeux clos, la tête rejetée en arrière, lès bras haut levés accusant le galbe de ses seins lourds et pointus, elle tournait sur place et sur elle-même, à la manière d’une toupie, de plus en plus vite, toujours plus vite...

Et, tout à coup, l’esprit vagabond de Marianne qui planait, détaché et comme insensible sur cette scène étrange, regagna le corps étendu qu’il envahit. Avec lui revint la peur, l’angoisse mais quand Marianne voulut bouger, se lever, s’enfuir, elle s’aperçut qu’il lui était impossible de faire le moindre mouvement. Sans qu’aucun lien, visible ou tangible, la retînt à la table de pierre, ses membres, sa tête refusèrent de lui obéir, comme si elle était en catalepsie...

C’était une sensation si affolante qu’elle voulut crier mais aucun son ne sortit de sa bouche. Tout près d’elle, Ishtar tournait maintenant à une allure folle. La sueur traçait sur sa peau noire de minces rigoles brillantes et une odeur fauve, presque insupportable, se dégageait de son corps surchauffé.

Mais Marianne ne put même pas détourner son visage.

Alors, d’un coin sombre du caveau, elle vit grandir Matteo Damiani et souhaita être morte. Il s’avançait lentement, les yeux grands ouverts et absolument fixes, hagards, portant à deux mains une coupe d’argent où bouillonnait quelque chose. Il était vêtu d’une longue robe noire, assez semblable à celle que

Marianne lui avait vue, la terrible nuit de la villa Sant’Anna, quand elle avait arraché Agathe à ses pratiques démoniaques. Mais, sur celle-ci s’entrelaçaient de longs serpents d’argent et de soie verte, et sa profonde ouverture laissait voir une poitrine grasse, velue, grise et presque aussi mamelue que celle d’une femme...

A son approche, Ishtar cessa brusquement sa danse frénétique. Haletante, elle s’abattit à terre, couchée sur les pieds nus de l’homme où elle colla ses lèvres. Mais comme il n’avait rien senti, Matteo continua d’avancer, rejetant la femme du bout de sa sandale noire.

Il vint jusqu’à Marianne, tendit une main et, saisissant la tunique de voile, l’arracha d’un seul coup. Puis ramassant à terre un petit plateau, il le lui plaça sur le ventre et posa dessus la coupe d’argent. Cela fait, il se laissa tomber à genoux et commença à réciter d’étranges litanies dans une langue inconnue.

Du fond de sa torpeur paralysante, Marianne révulsée d’horreur comprit qu’il allait accomplir sur elle les rites sataniques dont elle avait été le témoin aux ruines du petit temple mais que, cette fois, elle était au centre même de cette magie noire. C’était son corps, son propre corps qui servait d’autel au sacrilège...

Ishtar s’était relevée. A genoux auprès de Matteo, elle tenait le rôle d’acolyte dans l’infernale cérémonie, psalmodiant des réponses dans son incompréhensible langage.

Quand son maître saisit la coupe et la vida jusqu’à la dernière goutte, elle jeta un cri sauvage qui se prolongea en incantation. Sans doute appelait-elle sur lui la protection de quelque sombre et terrible divinité, probablement ce serpent couronné d’or dont les yeux d’émeraude semblaient doués d’une vie menaçante.

Matteo s’était mis à trembler. Il paraissait possédé d’une sorte de fureur sacrée. Ses prunelles dilatées roulaient dans leurs orbites et une écume lui venait aux dents. Un grondement sourd montait de ses poumons comme d’un volcan à l’instant de l’éruption... Ishtar, alors, lui tendit un coq noir dont il trancha la tête d’un seul coup à l’aide d’un grand couteau. Le sang gicla et se répandit sur le corps nu de la femme étendue...

A cette minute, l’horreur s’enfla en Marianne au point de lui permettre de vaincre le pouvoir paralysant de la drogue dont elle était captive. Un hurlement atroce, inhumain, jaillit de sa gorge cependant raidie par la transe. C’était comme si, seules, ses cordes vocales s’étaient remises à vivre mais cette faible résurrection entraîna avec elle les réactions de défense : à peine le cri d’effroi eut-il empli le caveau que Marianne, miséricordieusement, perdit connaissance...

Elle ne vit pas Matteo, en pleine crise de folie, rejeter sa robe et se pencher sur elle, les mains tendues. Elle ne le sentit pas quand il s’abattit de tout son poids sur son ventre rouge de sang et la posséda avec une fureur démente... Elle était partie dans un monde sans couleur et sans échos où rien ne pouvait l’atteindre.