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Pensant, sans doute, avoir fait tout ce qu’il fallait pour s’assurer l’enfant tant convoité, il ne jugeait plus utile de s’infliger ce qui était devenu un supplice. Et, du fond de son insensibilité, Marianne avait joui de cette crainte, dans laquelle elle voyait un triomphe mais qui était insuffisante pour assouvir sa haine : il lui fallait le sang de cet homme et elle aurait toutes les patiences pour l’obtenir.

Combien de temps dura cette étrange captivité hors du temps, hors de la vie ? Marianne avait perdu le fil des heures et des jours. Elle ne savait même plus où elle était ni à peine qui elle était. Ce palais dans lequel, depuis son arrivée, elle n’avait vu que quatre personnes, alors qu’il devait normalement contenir une nombreuse domesticité, était aussi secret et silencieux qu’un tombeau. Hormis la respiration, toute manifestation de vie s’y étouffait au point que Marianne se prit à penser que, peut-être, la mort viendrait à elle tout doucement, d’elle-même et sans qu’elle eût à l’aller chercher. Elle aurait juste à cesser de vivre et, maintenant, cela paraissait incroyablement facile !

Un soir, pourtant, il se passa quelque chose...

Ce fut d’abord l’habituelle gardienne qui disparut. Dans les profondeurs de la maison, il y eut comme un appel, un cri rauque. La femme noire, en l’entendant, tressaillit et, quittant sa place accoutumée sur les marches du lit, sortit de la pièce, non sans refermer soigneusement la porte derrière elle.

C’était la première fois depuis des jours que Marianne était laissée seule, mais elle ne s’en préoccupa qu’à peine. Dans un instant, la femme reviendrait avec les autres. En effet, l’heure où l’on avait coutume de procéder à sa toilette approchait. Indifférente, lasse aussi car cette claustration et cette inaction minaient peu à peu son organisme, la prisonnière alla s’étendre sur son lit et ferma les yeux. Il lui arrivait souvent, dans la journée d’avoir sommeil et elle avait pris l’habitude de ne pas plus résister à ses propres impulsions qu’aux volontés des autres.

Elle aurait pu, aussi bien, dormir ainsi toute la nuit, mais son instinct la réveilla et, tout de suite, elle eut la sensation de quelque chose d’inhabituel.

Elle ouvrit les yeux, regarda autour d’elle. La nuit, au-dehors était complète et, dans le grand candélabre, les chandelles brûlaient comme de coutume. Mais la chambre était aussi déserte et aussi muette que tout à l’heure. Personne n’était revenu et le moment de la toilette était passé depuis longtemps...

Lentement, Marianne se leva, fit quelques pas dans la pièce. Un courant d’air qui coucha soudain les flammes des bougies lui fit tourner la tête vers la porte et, dans son esprit, quelque chose se ranima : la porte était grande ouverte...

Son lourd battant de chêne armé de fer plaqué contre la muraille, elle découpait un trou noir entre les tapisseries et Marianne, incapable d’en croire ses yeux, s’avança vers elle pour la toucher, pour s’assurer qu’elle n’était pas encore victime de l’un de ces songes qui hantaient ses nuits et où, cent fois, elle avait vu cette porte ouverte sur des lointains immenses et bleus.

Mais non, cette fois on aurait dit que la porte était réellement ouverte et, sur son corps, Marianne sentait le léger courant d’air qu’elle libérait. Néanmoins, afin d’être certaine de ne pas rêver, elle alla d’abord jusqu’au chandelier, présenta un doigt à la flamme et poussa un petit cri de douleur : la flamme l’avait brûlée. Elle porta le doigt douloureux à ses lèvres et c’est alors que ses yeux tombèrent sur le coffre.

Une exclamation de surprise lui échappa : soigneusement étalés sur le couvercle, il y avait les vêtements dans lesquels elle était arrivée : la robe de drap vert olive garnie de velours noir, le linge, les bas et les chaussures. Seule la capote garnie de Chantilly manquait... Des souvenirs d’un autre monde !

Presque craintivement, Marianne avança la main, toucha le tissu, le caressa puis s’y accrocha comme à une planche de salut. Quelque chose alors craqua en elle et s’en détacha. Elle se retrouva d’un seul coup vivante, pensante, l’esprit en alerte. C’était comme si elle avait été jusque-là emprisonnée dans un bloc de glace et que, ce bloc s’étant brisé, les morceaux fussent en train dé se détacher d’elle pour la rendre à la chaleur, à la vie.

Emportée par une joie enfantine, elle arracha la tunique dont on l’avait revêtue et qui lui faisait horreur, se rua sur ses vêtements, s’en empara comme d’un trésor et s’y glissa avec délices. Elle avait la sensation de retrouver sa peau après avoir été écorchée. Et c’était une telle ivresse qu’elle ne chercha même pas à se demander, sur le moment, ce que cela pouvait signifier. C’était simplement merveilleux, même si, par la chaleur qui régnait alors, ces vêtements se révélaient trop chauds et lourds à porter. Elle se retrouvait elle-même, des pieds à la tête, et c’était la seule chose qui importât vraiment.

Une fois habillée, elle se dirigea avec décision vers la porte. Quel que soit celui ou celle qui avait apporté ces vêtements et ouvert cette porte, c’était un ami et il lui donnait une chance : il fallait en profiter.

Au-delà de la porte, c’était l’obscurité totale et Marianne revint prendre l’une des bougies pour s’éclairer. Elle vit qu’elle était au bout d’un long couloir où il n’y avait d’autre ouverture qu’une porte située juste en face... et qui semblait fermée !

La main de la jeune femme se crispa sur la chandelle tandis que son cœur manquait un battement. Avait-on décidé d’expérimenter sur elle la torture par l’espérance et toute cette mise en scène n’avait-elle d’autre but que de l’amener, impuissante et plus brisée encore qu’auparavant, à cette nouvelle porte inexorablement close ?

Mais, en s’en approchant, elle vit que le battant était simplement poussé. Il céda sans peine sous sa main hésitante et Marianne, alors, entra dans une galerie à claire-voie, sorte de long balcon surplombant une cour étroite. Des ogives soutenues par de sveltes colonnettes réunissaient la balustrade à un plafond fait de grosses poutres de cèdre peint.

Malgré sa hâte de quitter cette maison, la jeune femme, un instant, s’arrêta sous la galerie, respirant l’air chaud de la nuit qui, cependant, lui apportait des odeurs peu agréables de vase et de pourriture. Mais c’était la première fois, depuis si longtemps, qu’elle se trouvait dehors, ou à peu près dehors, et qu’elle pouvait contempler un grand morceau de ciel. Peu importait si le ciel en question charriait de lourdes nuées d’orage et si aucune étoile ne s’y montrait : c’était tout de même le ciel, c’est-à-dire l’image la plus parfaite de la liberté.

Reprenant sa marche précautionneuse, Marianne trouva, au bout de la galerie, une nouvelle porte qui s’ouvrit sous sa main. Et elle se retrouva en Chine.

Sur les murs d’un petit salon, charmant et intime, des princesses aux yeux bridées dansaient, avec des magots hilares et grimaçants, une folle farandole autour de paravents de laque noire et de consoles dorées supportant une infinité de porcelaines roses ou jaunes sur lesquelles un lustre de Murano irisé jetait les feux de l’arc-en-ciel. C’était, en vérité, une bien jolie pièce mais son éclairage de fête contrastait péniblement avec le silence qui l’habitait et créait un malaise.

Cette fois, Marianne traversa sans s’arrêter. Au-delà c’était de nouveau l’obscurité. Celle d’une large galerie d’où partait un escalier aboutissant, vraisemblablement, au rez-de-chaussée.

Les pieds de Marianne, chaussés de cuir mince, ne faisaient aucun bruit sur la brillante mosaïque de marbre et elle glissa, comme un fantôme, entre des rostres de bronze qui surgissaient des murailles comme des vaisseaux du brouillard, et des guerriers de pierre aux yeux aveugles. Partout, sur de longs coffres argentés, des caravelles réduites gonflaient leurs voiles d’un vent immobile et des galères dorées levaient leurs longues rames pour labourer une invisible mer. Partout aussi, des étendards aux formes étranges où se retrouvait cent fois le croissant de l’Islam. A chaque extrémité, enfin, reflétée par de grands miroirs ternis, une énorme sphère terrestre inerte et inutile rêvait des mains hâlées qui, jadis, la faisaient tourner dans ses cercles de bronze.