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Impressionnée, malgré tout, par cette espèce de nécropole où reposait la Venise d’autrefois, maritime et guerrière, Marianne n’avançait plus que lentement. Elle approchait de l’escalier quand, tout à coup, elle s’arrêta, le cœur fou et l’oreille aux aguets : en bas, quelqu’un marchait, déplaçant une lumière dont le reflet passait lentement sur les murs de la galerie...

Figée sur place, elle osait à peine respirer. Qui pouvait marcher ainsi, de Matteo ou de ses trois sinistres geôlières ? Craignant d’être surprise, au cas où l’on monterait, elle chercha des yeux, autour d’elle, un refuge possible, choisit la statue d’un amiral que drapait, sur une armure de bataille, un manteau aux larges plis de pierre et, tout doucement, elle se glissa derrière elle, attendant...

La lumière se fixa. On l’avait sans doute posée sur un meuble car les pas retentirent encore, mais en s’éloignant.

Marianne commençait à respirer quand brusquement son sang se figea. En bas un gémissement s’était fait entendre. Il y eut un cri sourd, fait d’horreur et de terreur et, tout de suite après, l’écho d’une double course. Quelqu’un fuyait devant quelqu’un d’autre. Un meuble, sans doute chargé d’orfèvrerie, s’écroula avec un bruit d’apocalypse. Une porte claqua. Poursuivant et poursuivi s’éloignèrent rapidement. Un nouveau cri, plus faible, parvint encore jusqu’à Marianne puis ce fut, lointain mais terrifiant, un râle d’agonie. Quelque part dans la maison ou dans le jardin quelqu’un était en train de mourir... Enfin, il n’y eut plus rien qu’un silence écrasant.

Essayant de comprimer les battements de son cœur, si violents qu’ils lui semblaient emplir le silence d’un bourdon de cathédrale, Marianne quitta sa cachette, osa quelques pas pleins d’appréhension en direction de l’escalier puisque c’était la seule issue possible. Elle l’atteignit, mais le spectacle qu’elle découvrit alors la glaça.

La grande salle où venaient mourir les marches, si noble avec ses peintures dans le style de Tiepolo, ses hautes tapisseries et ses meubles sévères, venait de lui apparaître comme un champ de mort. Près d’un haut chandelier, posé sur une longue table de pierre, les deux servantes noires, dont elle ne connaissait même pas le son de la voix, gisaient, l’une à même les dalles près d’un fauteuil renversé, l’autre en travers de la table. Toutes deux étaient mortes de la même manière : frappées au cœur avec une impitoyable précision.

Mais il y avait encore un autre cadavre et celui-là barrait les dernières marches de l’escalier. Les yeux grands ouverts sur une éternité de terreur, Matteo Damiani, la gorge tranchée, était renversé dans une mare de sang qui s’égouttait lentement des degrés inondés...

— Il est mort ! murmura Marianne instinctivement, et le son de sa propre voix parut venir de très loin. On l’a tué... mais qui l’a tué ?...

L’horreur, en elle, se mêlait à une joie sauvage, presque douloureuse à force d’intensité, la joie naturelle du prisonnier torturé qui trouve soudain, sur son chemin, le cadavre de son bourreau. Une main mystérieuse venait de venger, d’un seul coup, le prince Sant’Anna assassiné et les souffrances endurées par Marianne elle-même.

Cependant l’instinct de conservation reprit possession de la fugitive. Il serait temps de se réjouir plus tard, quand elle aurait définitivement échappé à ce cauchemar, si elle y échappait, car il n’y avait là que trois corps. Où était Ishtar ? Etait-ce la sorcière noire qui avait ainsi égorgé son maître ? Elle en était, certes, bien capable, mais dans ce cas pourquoi aurait-elle également tué les deux femmes de sa race qu’elle appelait ses sœurs ? Et puis, il y avait eu ce cri, tout à l’heure, ce bruit de poursuite et, enfin ce râle... Etait-ce Ishtar qui l’avait poussé ? Et, si c’était elle, qui pouvait être l’auteur du massacre ?

Depuis qu’elle était arrivée dans ce palais maudit, Marianne avait tout ignoré de ceux qui l’occupaient, en dehors de Matteo lui-même, des trois Noires et de l’onctueux Giuseppe. Mais celui-ci ne possédait pas la force physique nécessaire pour abattre un Damiani, ni surtout une Ishtar. Néanmoins, il y avait peut-être d’autres serviteurs, et il était possible que l’un d’eux, pour assouvir sa vengeance, eût frappé...

Pensant, soudain, que l’assassin pouvait revenir et qu’il ne ferait sans doute aucune différence entre elle-même et ses autres victimes, Marianne secoua l’horreur qui l’avait paralysée. Elle ne pouvait rester là plus longtemps. Il fallait s’échapper de cet enfer, descendre ces marches dont les dernières étaient rouges, passer auprès de ce cadavre en robe d’or souillée de sang, avec son horrible blessure et ses yeux grands ouverts.

En frissonnant, elle descendit lentement, le dos à la rampe de marbre, s’y aplatissant de son mieux, vers la mare pourpre qui, en se figeant, prenait d’affreuses luisances.

Pour en épargner le contact à sa robe, elle la releva d’une main qui tremblait, mais ne put éviter de maculer ses souliers.

Tout en descendant, elle ne pouvait détacher son regard du corps de Matteo, subissant l’hypnose de l’horreur à laquelle se prennent les plus sensibles quand ils n’ont pas commencé par s’évanouir.

C’est alors qu’elle distingua mieux de quoi se composait un curieux tas métallique disposé sur la poitrine du mort : c’étaient des chaînes, des chaînes et des fers de prisonnier. Ils étaient vieux et passablement rouillés mais ils étaient ouverts et, visiblement, disposés là intentionnellement.

Néanmoins, elle ne perdit pas de temps à élucider ce nouveau mystère. Une véritable panique s’empara d’elle et, à peine ses pieds eurent-ils touché les dalles, qu’elle se mit à courir à travers la pièce, sans même prendre la précaution d’assourdir le bruit de ses pas tant la peur la talonnait. Elle se rua vers la porte entrouverte sans songer que, peut-être, l’assassin l’attendait derrière et se retrouva dans le vestibule d’entrée.

Fort heureusement il était vide. Seuls, y brillaient les deux fanaux de galère allumés, dont elle avait gardé le souvenir. La porte donnant sur le jardin était ouverte, elle aussi.

Sans ralentir sa course, Marianne s’y précipita, descendit l’escalier qui plongeait vers les ombres du jardin au risque de se rompre le cou, trop pressée d’arriver à la porte du canal dont le battant était lui aussi repoussé et laissait voir les miroitements de l’eau noire.

La liberté ! La liberté était là, tout près, à portée de sa main...

Elle voulut contourner la silhouette vague du puits qu’elle distinguait mieux à mesure que ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité, quand elle buta et s’étala de tout son long sur quelque chose de mou et de chaud. Cette fois, elle faillit crier car elle venait de s’abattre sur un corps humain. Sous ses mains, elle sentit des draperies soyeuses, humides, et à l’odeur exotique qui se mêlait à celle, fade et écœurante, du sang, elle reconnut Ishtar. Ainsi, c’était bien elle, le râle d’agonie de tout à l’heure. Le mystérieux meurtrier ne l’avait pas épargnée plus que ses sœurs...

Etouffant un sanglot d’énervement, Marianne voulut se relever, mais, soudain, elle sentit bouger le corps qui émit un faible gémissement. La moribonde balbutia quelque chose que Marianne ne comprit pas et, instinctivement, elle se pencha pour mieux entendre, cherchant même la tête qu’elle souleva.