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Quand Marianne parvint au faîte du mur, elle était hors d’haleine et trempée de sueur. La tête lui tournait et, prise de vertige, elle dut s’asseoir un instant sur la crête pour laisser aux battements de son cœur le temps de se calmer. Elle n’aurait jamais cru qu’elle s’était affaiblie à ce point. Tout son corps tremblait et elle avait l’impression affolante que ses nerfs pouvaient la lâcher d’une seconde à l’autre. Néanmoins, il fallait maintenant descendre de l’autre côté...

Fermant les yeux, Marianne s’agrippa au mur, laissa descendre ses pieds en tâtonnant pour trouver des appuis, décala d’abord un pied, puis l’autre, une main, puis l’autre, voulut descendre encore un peu mais, brusquement, les forces lui manquèrent. Ses mains glissèrent en s’écorchant et elle tomba...

Fort heureusement, elle n’était pas très haut et elle atterrit sur ses vêtements qu’elle avait jetés au-dehors. L’épaisseur du drap et du velours amortirent la chute. Elle put se relever presque aussitôt, frictionna le bas de son dos endolori et jeta un rapide regard autour d’elle. Comme elle l’avait prévu, elle se trouvait dans une ruelle étroite prolongée de chaque côté par un petit pont en dos-d’âne. Mais à l’une des extrémités, celle de gauche, une faible lumière brillait.

Et des deux côtés, la ruelle était parfaitement déserte.

Hâtivement, Marianne remit sa robe en prenant soin de rester à l’abri du mur, hésita un instant. A ce moment, un lointain roulement de tonnerre se fit entendre et le vent se leva, balayant la rue et faisant voler les cheveux dénoués de la jeune femme. Cela la galvanisa. Les yeux fermés, elle ouvrit les bras tout grands comme pour saisir ce vent, cependant plus chargé de poussière que d’odeurs marines, mais qui lui parut enivrant. Elle était libre, libre enfin ! Au prix du quadruple crime d’un inconnu, mais elle était libre tout de même et ceux qui gisaient parmi les fastes surannés d’un palais qu’ils avaient volé, ne méritaient pas un regret. C’était là, aux yeux de la prisonnière évadée, le jugement même de Dieu.

Elle hésita un instant sur la direction à prendre, puis, légère tout à coup, se décida pour la gauche et prit sa course vers la petite lumière jaune qui brillait tout là-bas.

Au même moment, quelques gouttes de pluie, grosses comme des ducats, commencèrent à tomber, creusant dans la poussière autant de petits cratères. L’orage approchait de Venise...

4

UNE VOILE SUR LA GIUDECCA...

Une pluie diluvienne s’abattit sur Marianne, à peine franchi le petit pont du haut duquel elle put apercevoir des gens qui se ruaient sous le porche du palais Sorenzo et plusieurs gondoles agglutinées sur le rio devant le petit quai. En quelques secondes tout fut noyé. Venise sombra dans un univers liquide zébré d’éclairs blancs grâce auxquels, parfois, la perspective de la rue surgissait des ténèbres. La lumière vers laquelle Marianne avait choisi de se diriger, et qui était sans doute quelque lampe à huile allumée devant une statue sainte, avait disparu.

Trempée jusqu’aux os en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Marianne n’en ralentit pas sa course pour autant. C’était trop bon de pouvoir courir, de s’élancer ainsi droit devant soi, même sans bien savoir où cela vous mènerait. Elle se contenta de baisser la tête, de courber le dos sous l’averse.

L’orage qui s’abattait sur la ville était bon, lui aussi, et la pluie lui faisait du bien. Elle la lavait mieux encore que les ablutions compliquées des esclaves de Damiani. C’était comme si le Ciel avait décidé, en versant tant d’eau sur tant de sang, de haine et de honte, d’en effacer les traces visibles. Et Marianne se laissait flageller par la tempête avec un bienheureux sentiment de délivrance. Elle aurait souhaité pouvoir laver aussi chaque fibre de son corps pour en ôter jusqu’au souvenir...

Pourtant, il n’était pas possible qu’elle courût ainsi toute la nuit et jusqu’à épuisement, à travers Venise. Il lui fallait trouver au plus vite un refuge. Car, outre qu’une rencontre avec une patrouille de police était toujours possible, les gens ne manqueraient pas, le jour revenu, de s’étonner de son aspect étrange, de ses vêtements et de ses cheveux ruisselants.

Elle pensa donc que le mieux était de chercher une église pour y demander aide et assistance, et aussi la date du jour présent.

Là seulement elle pourrait se dire à l’abri des choses, des gens et de la police. L’antique droit d’asile qui, si souvent, avait étendu son inviolable protection jusque sur des criminels, pouvait bien se dresser entre une femme coupable seulement d’une âpre volonté de bonheur et une administration qu’elle devinait tatillonne et tracassière. Au besoin elle invoquerait sa parenté avec le cardinal de San Lorenzo... si toutefois l’on voulait bien la croire !

Entre deux rangées d’échoppes de marchands de légumes fermées à cette heure tardive, Marianne courut vers un autre pont, une autre ruelle. Aveuglée par la pluie qui tombait dans ses yeux, trébuchant sur les débris de poireaux ou les trognons de choux abandonnés dans le caniveau, elle manqua dix fois de s’abattre dans l’eau boueuse.

L’orage redoublait de violence quand, après un nouveau pont, Marianne, hors d’haleine, déboucha sur une place, après avoir suivi un instant un assez large canal qui en longeait l’un des côtés. Sur sa droite, la zébrure blanche d’un éclair fit surgir du déluge la façade rousse d’une grande église au gothique harmonieux. Mais ce ne fut qu’un instant. Le rideau de nuit et de pluie retomba plus opaque encore tandis que, juste au-dessus de la tête de la jeune femme, éclatait le tintamarre du tonnerre.

Au jugé, elle tenta de joindre cette église un instant entrevue mais son élan se brisa sur un angle de pierre où elle se fit un mal affreux. Avec un gémissement de douleur, elle essaya de contourner l’obstacle imprévu. Un nouvel éclair le lui montra et, du même coup, lui fit pousser un cri de terreur. Pourtant, ce n’était que la statue équestre d’un guerrier du Quattrocento qui la dominait de si haut qu’elle lui parut tomber du ciel. Mais si vivante était sa réalité, si brutale l’expression du visage à la mâchoire carnassière sous le rebord du casque de guerre, si redoutable la puissance de ce cavalier de bronze verdi que Marianne, malgré elle, eut un mouvement de recul comme si le gigantesque destrier, poussé en avant par l’art du sculpteur, s’apprêtait à la fouler aux pieds. Dans cette nuit terrible, d’ailleurs, tout ne semblait-il pas tenir du prodige et du surnaturel ? Et ce condottiere d’airain, apparu soudain au cœur d’une tempête, ressemblait trop au mauvais génie de son destin. Il était là, devant elle, l’écrasant de son arrogance menaçante, comme s’il la défiait d’oser poursuivre une route sur laquelle il se dressait.

Pour échapper à sa fascination, elle se tourna vers l’église qu’elle venait d’entrevoir une seconde et se précipita vers l’abri de son porche, s’y tapit contre le vantail qui refusa de s’ouvrir, cherchant un endroit un peu plus sec. Malheureusement le porche était de peu de profondeur et la pluie le frappait de plein fouet.

L’orage avait singulièrement rafraîchi la température et, dans ses vêtements dégouttant d’eau qui lui donnaient assez l’aspect d’une fontaine, Marianne grelottait maintenant. Elle essaya, de nouveau, d’ouvrir la porte centrale de l’église, puis une autre sans y parvenir.

— On ferme toujours l’église la nuit, fit non loin d’elle une petite voix mal assurée. Mais si tu veux venir près de moi, tu seras moins mouillée et on pourra attendre la fin de l’orage...

— Qui a parlé ? Je ne vois rien.

— Moi. Je suis là ! Attends, je viens te chercher.

Il y eut une galopade dans les flaques d’eau puis une main menue se glissa dans celle de Marianne. C’était celle d’un petit garçon qui, pour la taille, pouvait avoir une dizaine d’années, mais qu’elle distinguait mal.