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— Viens, fit-il avec décision en la remorquant derrière lui sans autre forme de procès. Sous le portail de la Scuola, il y a bien plus de place et la pluie ne va pas de ce côté. Ta robe et tes cheveux sont pleins d’eau.

— Comment vois-tu tout cela ? Moi c’est tout juste si je t’aperçois...

— J’y vois la nuit. Annarella dit que tous les chats sont mes frères.

— Qui est Annarella ?

— Ma sœur aînée. Elle est la sœur des araignées, elle fait de la dentelle ! La plus belle et la plus fine de tout Venise !

Marianne se mit à rire.

— Si tu penses avoir trouvé une pratique, tu te trompes, mon garçon ! Je n’ai pas un liard ! Mais vous me faites l’effet d’une drôle de famille. Le chat et l’araignée ! On dirait une fable !

Guidée par l’enfant, une course de quelques secondes la mena jusqu’à l’entrée d’un bâtiment qui s’élevait à angle droit de l’église. L’orage éclaira une seconde la grâce d’une façade Renaissance, des frontons arrondis dont l’un se timbrait du lion de Saint-Marc. Et, comme l’avait annoncé le gamin, le portail, double et même triple, porté par des colonnes et gardé de deux fauves couchés, était infiniment plus confortable que celui de l’église.

Marianne put y secouer sa robe et rejeter dans son dos ses longues mèches ruisselantes. La pluie, d’ailleurs, se calmait. L’enfant ne disait plus rien, mais pour entendre encore sa voix, qui était fraîche et pure comme un cristal, elle l’interrogea :

— Il doit être très tard. Que fais-tu dehors à cette heure ? Tu devrais être couché depuis longtemps.

— J’avais une commission à faire pour un ami, répondit l’enfant, gardant une prudente réserve, et j’ai été surpris par l’orage, tout comme toi. Mais, dis... d’où viens-tu toi-même ?

— Je ne sais pas, répondit la jeune femme soudain tendue. On m’avait enfermée dans une maison et je me suis échappée. Je voulais entrer dans l’église pour trouver un abri.

Il y eut un silence. Elle sentit que l’enfant la dévisageait. Il devait la prendre pour une folle échappée de quelque asile ; elle en avait assez l’apparence... mais il reprit, de la même voix tranquille :

— Le sacristain ferme toujours San Zanipolo ! A cause des voleurs et des trésors ! Beaucoup de nos seigneurs doges y sont enterrés... et lui est là pour les garder, ajouta-t-il en désignant le cavalier de bronze qui, de profil, semblait précéder l’église.

Puis, baissant soudain la voix, il chuchota, très vite :

— C’est un amoureux qui t’avait enfermée ou bien.... la polizia ?

Quelque chose souffla à Marianne que son jeune compagnon lui montrerait plus de sympathie dans la seconde éventualité. D’ailleurs, il était impensable de lui dire la vérité.

— La Police !... S’ils me reprennent, je suis perdue ! mais, dis-moi... au fait quel est ton nom ?

— On me dit Zani[1] comme l’église...

— Eh bien, Zani, je voudrais savoir quel jour nous sommes.

— Tu ne le sais pas ?

— Non. J’étais dans une chambre sans lumière et sans fenêtre. On y perd un peu la notion du temps.

— Peccato ! Tu as eu de la chance de leur échapper ! La polizia, c’est tous des sauvages et ils sont plus mauvais et plus bêtes encore depuis que les sbires de Bonaparte sont venus les aider. On dirait qu’ils font la course !...

— Tu as raison, mais, je t’en supplie, dis-moi quel jour, implora la jeune femme en saisissant l’enfant par le bras.

— Ah oui, j’oubliais ! On était le 29 juin quand j’ai quitté la maison et on doit être le 30 maintenant. Le jour n’est pas très loin !

Assommée, Marianne se laissa aller contre le mur.

Cinq jours ! Il y avait maintenant cinq jours que Jason devait l’attendre dans la lagune ! Il était tout près d’elle et passait peut-être ses nuits à scruter l’obscurité, dans l’espoir de la voir apparaître tandis qu’elle subissait encore, passive et désespérée, les caresses de Damiani...

En quittant cette maudite maison, elle pensait honnêtement avoir encore un peu de temps pour reprendre pleinement possession d’elle-même, pour réfléchir aussi et pour, enfin, tenter d’effacer un peu de sa mémoire les heures d’un gris affreux et sale qu’elle venait d’endurer. Un peu de recul lui semblait nécessaire avant d’affronter le regard aigu de Jason. Elle connaissait trop sa perspicacité et cet instinct, quasi animal, qui le faisait mettre toujours le doigt sur le point sensible ou simplement défectueux. D’un seul coup d’œil, il saurait que la femme qui venait à lui n’était plus la même que celle qu’il avait laissée à bord du « Saint-Guénolé » six mois plus tôt. Le sang répandu vengeait sa honte, mais ne l’effaçait pas plus que la trace vivante laissée peut-être dans le secret de son corps et à laquelle, pour le moment, elle se refusait à croire, ou seulement à penser. Et voilà qu’il l’attendait... déjà !

Dans l’espace de quelques instants, une heure peut-être, elle pouvait se trouver en face de lui. Et c’était un déchirement de penser que cette minute, si longtemps, si passionnément attendue, elle ne la voyait plus approcher sans crainte. Car elle ne savait plus ce qu’elle allait trouver au bout de ces rues inondées, de ces dômes noyés, de toute cette cité livrée à la tempête et qui lui cachait la mer.

En la revoyant, Jason ne serait-il qu’un amant tout entier au bonheur des retrouvailles ou bien se doublerait-il d’un inquisiteur plein d’arrière-pensées ? Il attendait une femme heureuse venant à lui dans le soleil et dans tout  l’éclat de sa beauté triomphante et il verrait venir à lui une créature traquée, inquiète et aussi mal à l’aise dans sa peau que dans ses vêtements délavés. Qu’en penserait-il ?

— Il ne pleut plus, tu sais ?

Zani tirait Marianne par sa manche. Elle tressaillit, ouvrit les yeux, regarda autour d’elle. C’était vrai. L’orage avait cessé aussi brusquement qu’il avait commencé. Ses grondements furieux s’enfuyaient vers l’horizon. Les cataractes et le vacarme de tout à l’heure avaient fait place à un grand calme, à peine troublé par le clapotis des gouttes tombant des toits, dans lequel l’atmosphère, épuisée, semblait reprendre son souffle.

— Si tu ne sais pas où aller, reprit l’enfant dont les yeux brillaient dans l’ombre comme des étoiles, tu n’as qu’à venir chez nous. Tu y seras à l’abri de la pluie et des carabinieri...

— Mais que dira ta sœur ?

— Annarella ? Rien du tout. Elle a l’habitude.

— L’habitude ? de quoi ?

Mais cette fois Zani ne répondit pas et Marianne sentit que ce silence était volontaire. L’enfant venait de se remettre en marche, la tête bien droite, avec cette naïve dignité de ceux qui se croient dépositaires de lourds secrets. Sans insister, sa nouvelle amie le suivit. L’idée d’un toit pour dormir lui plaisait. Quelques heures de repos lui feraient du bien et lui permettraient peut-être de retrouver au fond d’elle-même un peu de cette Marianne que Jason attendait ou, tout au moins, une femme qui lui ressemblerait un peu plus.

Ils repartirent par le chemin que Marianne avait suivi pour venir mais, dans la rue aux Herbes, tournèrent à gauche et se perdirent dans une infinité de ruelles coupées de canaux qui parurent à la jeune femme un inextricable labyrinthe.

Le chemin était si capricieux qu’elle avait l’impression de le recouper cent fois, mais Zani n’hésitait jamais, ne fût-ce qu’une seconde.