Le ciel s’allégeait et devenait plus clair. Quelque part, un coq chanta, appelant la lumière, seul bruit dans ce dédale désert où la vie se cachait derrière d’épais volets de bois et dont les chats étaient les seuls maîtres. Terrés dans quelque trou durant l’averse, ils jaillissaient de partout et rentraient chez eux, sautant les flaques d’eau et évitant les gouttières. Mais les maisons peu à peu surgissaient de l’obscurité, découpant sur la première lueur de l’aube leurs toits capricieux, leurs clochetons, leurs terrasses et leurs étranges cheminées en entonnoir. Tout était tranquille et les deux promeneurs attardés pouvaient imaginer que la rue était à eux quand, soudain, ils jouèrent de malchance.
Ils débouchaient dans la Merceria, une artère un peu plus large que les autres mais sinueuse et toute bordée de boutiques, quand ils tombèrent sur une patrouille de gardes nationaux. La rencontre fut impossible à éviter. La rue formait un coude à cet endroit.
Marianne et l’enfant se trouvèrent soudain entourés de soldats dont deux portaient des lanternes.
— Halte-là ! intima le chef du détachement avec plus d’autorité que de logique, car ils étaient bien incapables de bouger. Où allez-vous comme ça ?
Marianne, prise de court et paralysée à la vue des uniformes, le regarda sans répondre. C’était un jeune officier à l’air rogue, visiblement enchanté de son uniforme à buffleteries blanches et d’une moustache qui semblait lui servir de bouclier. Il lui rappela Benielli.
Mais Zani, en bon Vénitien, se lança dans des explications volubiles débitées à un tel rythme que toute la rue parut s’emplir de sa petite voix claire. Il comprenait fort bien que ce n’était pas une heure, pour un garçon de son âge, pour errer dans Venise, mais il n’y avait pas de leur faute et il fallait que Monsieur l’officier leur fît confiance car voilà ce qu’il en était : lui et sa cousine avaient été appelés, dans la soirée, au chevet de la zia[2] Lodovica qui souffrait de la malaria. C’était le cousin Paolo qui les avait appelés au secours avant de partir pour la pêche et ils étaient venus tout de suite, parce que la zia Lodovica était vieille et qu’elle était si malade, et qu’elle délirait que c’en était une pitié ! Une femme si intelligente, pourtant, et qui avait été la sœur de lait et la servante de monseigneur Lodovico Manin, le dernier doge. Alors, quand lui et sa cousine l’avaient vue dans cet état, ils n’avaient pas osé la quitter. Ils l’avaient veillée, soignée, réconfortée et le temps avait coulé. Quand, enfin, la zia s’était endormie, la crise passée, il était très tard ! Comme il n’y avait plus rien à faire et que le cousin Paolo devait rentrer dans la matinée, Zani et sa cousine étaient repartis pour rassurer sa sœur Annarella qui devait être en souci d’eux. L’orage les avait surpris, obligés à attendre, à s’abriter. Alors, si ces messieurs les glorieux militaires voulaient bien les laisser poursuivre leur route...
Avec admiration, Marianne avait suivi l’exploit oratoire de son jeune compagnon que les soldats, eux, avaient subi sans broncher, trop surpris, sans doute, par cette avalanche de paroles. Mais ils ne s’écartèrent pas pour autant et le chef interrogea encore :
— Comment t’appelles-tu ?
— Zani, signor officier, Zani Mocchi et elle, c’est ma cousine Appolonia.
— Mocchi ? Tu es de la famille du courrier de Dalmatie qui a disparu près de Zara voici quelques semaines ?
Zani baissa la tête comme sous le coup d’une grande douleur.
— C’était mon frère, signor, et c’est aussi un grand chagrin, car nous ne savons toujours pas ce qu’il est devenu...
Il aurait peut-être continué sur ce sujet, mais l’un des soldats s’était penché pour chuchoter quelque chose à l’oreille de son chef qui fronça les sourcils :
— On me dit que ton père a été fusillé en 1806 pour propos subversifs contre l’Empereur et que ta sœur, cette Annarella qui se fait tant de souci, est la fameuse dentellière de San Trovaso qui ne cache pas la haine qu’elle nous porte ! On ne nous aime guère dans ta famille et, au quartier général, on se demande si ton frère n’est pas passé à l’ennemi...
Les choses tournaient mal et Marianne, désemparée, cherchait comment secourir son petit compagnon sans se trahir elle-même. Mais, courageusement, l’enfant fit front :
— Pourquoi est-ce qu’on vous aimerait ? s’écria-t-il avec crânerie. Quand votre général Bonaparte est venu ici brûler notre Livre d’Or et installer une autre république, on a cru qu’il nous apportait la vraie liberté ! Et il nous a donnés à l’Autriche ! Et puis il nous a repris. Seulement il n’était plus un général républicain, mais un empereur ! Et nous on n’a fait que changer d’empereur ! On aurait pu vous aimer ! C’est vous qui n’avez pas voulu !...
— Ouais ! Tu as la langue bien pendue pour un gamin haut comme une botte ! Je me demande si... mais, au fait, celle-là qui ne dit rien, c’est ta cousine ?
L’une des lanternes, levée au bout d’une manche galonnée, vint éclairer brusquement le visage de Marianne. L’officier siffla entre ses dents :
— Mâtin ! Quels yeux !... Et quelle tournure pour la cousine d’un mioche déguenillé ! On dirait une dame...
Cette fois, Marianne sentit qu’il lui fallait se lancer dans l’aventure et venir en aide à Zani. L’officier était vraiment trop méfiant. Elle décida d’entrer dans la peau du personnage et lui décocha un sourire aguichant :
— Mais je suis une dame, ou presque ! C’est un plaisir de rencontrer un homme aussi intelligent, signor officier ! Vous avez tout de suite vu que, si je suis bien la cousine de Zani, je ne suis pas d’ici ! Je suis seulement venue passer quelques jours chez ma cousine Annarella ! Voyez-vous, ajouta-t-elle en se rengorgeant, j’habite Florence où je suis femme de chambre chez la baronne Cenami, lectrice de Son Altesse Royale Madame la princesse Elisa, grande-duchesse de Toscane, que Dieu protège...
Et elle fit rapidement plusieurs signes de croix pour bien montrer le degré de dévotion qu’elle portait à une si illustre princesse. L’effet fut magique. Au nom de la sœur de Napoléon, la mine de l’officier se détendit. Il se redressa, passa un doigt dans son haut col et tordit sa moustache pour lui rendre un pli plus avantageux.
— Ah ! c’est donc ça ? Eh bien, ma belle enfant, vous pouvez vous vanter d’avoir eu de la chance de tomber sur le sergent Rapin, c’est-à-dire un homme qui comprend les choses ! Un autre vous aurait emmenée tout droit au poste du Palais Royal[3] pour éclaircir la situation...
— Alors, nous pouvons continuer ?
— Pour sûr ! Mais on va vous conduire un bout de chemin des fois que vous rencontriez une autre patrouille qui ne saurait pas reconnaître ce qu’on doit à une personne comme vous...
— C’est que... nous ne voudrions pas vous déranger...
— Pensez-vous ! ça va être un plaisir ! Nous allons dans la même direction si vous rentrez à San Trovaso. Avec nous, vous n’aurez pas de mal à trouver un passeur pour traverser le Grand Canal... et puis, ajouta-t-il plus bas du ton de la confidence importante, Venise n’est pas sûre cette nuit. On nous a signalé une réunion de conspirateurs ! Il y en a plein dans le sud de l’Italie et ils envoient des sbires jusqu’ici ! Paraît que ce sont tous des charbonniers...[4] Même que ça ne doit pas être commode pour les reconnaître la nuit...
Enchanté de lui-même et de ce qu’il considérait comme une bonne plaisanterie, le brigadier Rapin éclata d’un gros rire auquel ses hommes firent écho puis offrit galamment son bras à Marianne, passablement éberluée de la réussite de son mensonge diplomatique.
La patrouille se remit en route, augmentée de Marianne qui allait devant au bras de Rapin et de Zani qui, plein de respect soudain pour sa nouvelle amie, s’était attaché à sa robe et ne la lâchait plus.