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— Ah !...

A son tour Jolival scruta le visage de son amie. Ce qu’elle avait pu endurer y était inscrit clairement dans la pâleur du teint et l’angoisse du regard. Il devina qu’elle était passée par des heures terribles et qu’il était peut-être encore tôt pour en parler. Remettant à plus tard les questions qui lui venaient naturellement, Jolival reprit son récit :

— Vous me raconterez ensuite. Il est évident que cela explique bien des choses. Mais, après votre disparition, nous étions comme fous. Gracchus parlait d’aller mettre le feu à la villa de Lucques et Agathe pleurait toute la journée en disant que c’était sûrement le démon des Sant’Anna qui vous avait enlevée. Le plus calme, bien entendu, ce fut le duc de Padoue. Il s’est rendu, en personne et solidement escorté, à la villa dei Cavalli, mais il n’a trouvé que les serviteurs, peu nombreux, qui y vivent à demeure pour l’entretien. Et personne ne savait où se trouvait le prince. Il est... où il était coutumier, parait-il, de ces absences, souvent fort longues, et il n’avertissait jamais ni de son départ ni de son retour.

« ... Nous sommes donc revenus à Florence, désolés et découragés car nous n’avions plus le moindre indice. Evidemment, nous n’étions pas persuadés que le prince Sant’Anna ne fût pour rien dans votre enlèvement, mais nous ignorions à peu près tout de ses autres domaines. Où chercher ? Dans quelle direction ? La police grand-ducale elle aussi était bredouille. C’est alors que j’ai pensé venir ici pour la raison que je vous ai dite. Mais... je vous l’avoue, depuis cinq jours que Beaufort est arrivé, chaque heure qui passait m’enlevait un peu d’espoir. J’ai cru... »

Incapable d’aller plus loin, Jolival détourna la tête pour cacher son émotion.

— Vous m’avez crue morte, n’est-ce pas ? Mon pauvre ami, je vous demande pardon des angoisses que je vous ai causées... J’aurais tant voulu vous les éviter. Mais... lui, Jason, est-ce qu’il me croyait...

— Lui ? Non ! Pas un instant le doute ne l’a effleuré. Cette pensée-là, il l’a repoussée avec violence. Il ne voulait pas lui permettre de l’atteindre.

« Si elle n’était plus de ce monde, répétait-il, je le sentirais jusque dans ma chair. Je me sentirais amputé, je saignerais ou bien mon cœur ne battrait plus, mais je le saurais ! »

 » C’est pourquoi, d’ailleurs, il est parti ce matin : pour être prêt à lever l’ancre dès que vous apparaîtriez ! Et puis... je crois bien que cette attente le rongeait, bien qu’il eût préféré se couper la langue plutôt que l’avouer. Il se sentait devenir fou. Il lui fallait bouger, agir, faire quelque chose. Mais vous, Marianne, où étiez-vous ? Pouvez-vous maintenant me dire ce qui s’est passé sans que cela vous soit trop pénible ?

— Cher Jolival ! Je vous ai fait endurer l’enfer et vous brûlez de savoir... Pourtant, vous avez attendu tout ce temps pour m’interroger, tant vous craignez de raviver des souvenirs pénibles ! J’étais ici, mon ami.

— Ici ?

— Oui. A Venise. Au palais Sorenzo qui appartenait jadis à dona Lucinda, la fameuse grand-mère du prince.

— Ainsi, nous avions raison ! C’était bien votre mari qui...

— Non. C’était Matteo Damiani... l’intendant. C’est lui qui a tué mon époux.

Et Marianne retraça pour Jolival tout ce qui s’était passé depuis le rendez-vous supposé de Zoé Cenami dans l’église d’Or San Michele : l’enlèvement, le voyage et l’avilissante captivité subie. Ce fut long cl difficile car, malgré la confiance et l’amitié qu’elle éprouvait pour son vieil ami, elle devait rapporter trop de choses cruelles pour sa pudeur et pour son orgueil. Il est dur, lorsque l’on est une des femmes les plus jolies et les plus admirées, d’admettre que l’on a été traitée durant des semaines sans plus de considération que du bétail ou qu’une esclave achetée au marché. Mais il fallait qu’Arcadius connût toute l’ampleur de son naufrage moral car il était sans doute le seul être capable de l’aider... voire le seul capable de la comprendre !

Il l’écouta ; avec des alternatives de calme parfait et d’agitation, d’ailleurs. Parfois, aux moments les plus pénibles, il se levait et se mettait à arpenter la pièce, les mains aux dos, la tête rentrée dans les épaules, assimilant de son mieux ce récit démentiel que, fait par une autre, il eût peut-être éprouvé quelque difficulté à croire entièrement. Puis, quand ce fut fini et que Marianne, épuisée, se laissa aller, les yeux fermés, sur les coussins du canapé, il courut prendre une grosse fiasque dans un cabaret en bois des îles, s’en versa un plein verre et l’avala d’un trait.

— En voulez-vous un peu ? proposa-t-il. C’est le meilleur remontant que je connaisse et vous devez en avoir besoin encore plus que moi !

Elle refusa d’un mouvement de tête.

— Pardonnez-moi de vous avoir infligé ce récit, Arcadius, mais il fallait que je vous dise tout ! Vous ne savez pas à quel point j’en avais besoin !

— Je crois que si. N’importe qui, après pareille aventure, souhaiterait s’en délivrer si peu que ce soit. Et vous savez bien que ma principale fonction, sur cette terre, est de vous aider. Quant à vous pardonner... ma pauvre enfant, que voulez-vous que je vous pardonne ? Ce tissu d’horreurs est bien la plus grande preuve de confiance que vous puissiez m’offrir. Reste à savoir ce que, maintenant, nous allons faire. Vous dites que ce misérable et ses complices sont morts ?

— Oui. Assassinés. J’ignore par qui.

— Personnellement, je dirai plutôt exécutés ! Quant à savoir qui fut l’exécuteur...

— Un rôdeur peut-être. Le palais est plein de merveilles.

Jolival hocha la tête d’un air dubitatif.

— Non. Il y a ces chaînes rouillées que vous avez trouvées sur le cadavre de l’intendant. Cela évoque une vengeance... ou une impitoyable justice ! Ce Damiani devait avoir des ennemis. L’un d’eux, peut-être, a appris votre sort et vous a délivrée... puisque vous avez trouvé, tout à coup, les vêtements qu’on vous avait enlevés disposés près de vous ! En vérité, c’est une bien étrange histoire, ne trouvez-vous pas ?

Mais Marianne refusait déjà de s’intéresser encore à son bourreau de la veille. Maintenant qu’elle avait tout dit à l’amitié, elle s’inquiétait seulement de l’amour et son esprit se tournait, irrésistiblement, vers celui qu’elle était venue rejoindre et avec lequel elle voulait toujours bâtir sa vie.

— Et Jason ? demanda-t-elle avec angoisse, dois-je lui raconter tout cela, à lui aussi ? Déjà, vous qui m’aimez beaucoup avez eu du mal, n’est-ce pas, à admettre mon récit. J’ai peur...

— Que Beaufort n’ait encore plus de peine, lui qui vous aime tout court ? Mais, Marianne... que pouvez-vous faire d’autre ? Comment expliquer cette disparition de plusieurs semaines si ce n’est par la vérité, si pénible soit-elle ?

Avec un cri, Marianne s’arracha de ses coussins, courut à Jolival et prit ses deux mains dans les siennes.

— Non, par pitié, Arcadius, n’exigez pas cela de moi. Ne me demandez pas de lui avouer toute cette honte. Il me prendrait en horreur... en dégoût peut-être...

— Pourquoi donc ? Est-ce votre faute ? Etes-vous allée volontairement rejoindre ce misérable ? On a abusé de vous, Marianne, de votre bonne foi et de votre amitié, d’abord, puis de votre faiblesse de femme. Encore a-t-on dû employer les pires moyens : la violence et la drogue !

— Je le sais bien ! Je sais tout cela mais je connais Jason aussi... sa jalousie, sa violence. Il a déjà eu tellement à me pardonner : songez que son amour pour la maîtresse de Napoléon a dû faire violence à sa morale rigide, songez que j’ai dû, ensuite, me vendre littéralement à un inconnu pour sauver mon honneur. Et maintenant, vous voudriez que je lui raconte... que je lui explique ?... Non, mon ami. C’est impossible, je ne pourrai jamais ! Pas ça... ne me demandez pas ça !